Dans une prose ample et rythmée qui entrelace le français et le néerlandais, Julia Sintzen compose un monde langagier tout en nuances et en clair-obscur. À travers l’histoire de la vie du couple de Wim et Rinske, qu’elle raconte de façon interposée et par fragment, l’auteure sonde des régions de l’existence jamais atteintes, jusqu’aux silences des voix qu’elle capte, dont le souvenir et les traces (sporen) hantent la vie des protagonistes.
Sporen s’ouvre sur la violence d’une scène conjugale : Rinske cherche à fuir le domicile dans la crainte des coups de son mari. Le paroxysme de cette première scène de roman laisse place à l’accalmie de jours qui se suivent dans une régularité presque désarmante : la solitude de Rinske dans une chambre avec une tasse de thé, l’écoute de la musique par le couple sur un canapé, la promenade du chien Fido en forêt, des scènes de famille autour de repas. Le roman traduit, page après page, une forme d’impuissance, la tentative d’une échappée, le silence, et la quotidienneté quasi machinale de la vie pour « faire tout ce que l’on fait d’ordinaire ».
C’est une histoire d’indépendance qui se profile métaphoriquement dans le roman : la tentative d’indépendance de Rinske, une femme qui cherche à s’extraire de sa vie de couple, et formule un « Nee – Non » qui ouvre le livre. « Je n’y retourne pas, pas avec lui » ; et celle du conflit entre les Pays-Bas et l’Indonésie, autre histoire sanglante d’indépendance. Les résonances de l’Histoire transparaissent dans le roman et sur la scène intime et familiale de façon allusive mais omniprésente. L’auteure fait s’entrecroiser ces deux scènes en jouant des discontinuités entre passé et présent.
Sporen ne poursuit pas un principe chronologique parce que, précisément, une des finesses de ce roman est de montrer combien les traces et les effets de la mémoire ne connaissent pas le temps. Dans le livre de Julia Sintzen, le fragment narratif agit comme un principe actif, il délivre par endroits des épisodes de la vie de Wim et Rinske comme des séquences parfois très brèves ou des petits tableaux qui paraissent souvent hors temps, hors champ, mais qui s’offrent précisément à lire comme des ouvertures sur le temps. L’unité du fragment de ces scènes génère une force poétique particulière dans le cours des associations du roman, plutôt qu’une continuité narrative, qui traduit quant à elle une vie familiale nappée de silence.

On passe ainsi dans le livre d’un épisode nocturne où Wim rêve de bouche cousue, une mutilation qui rappelle la blessure de la balle qu’il a reçue pendant la guerre, forme de rémanence inconsciente qui reflète le retour du passé dans le présent. Le temps s’ouvre aussi sur les voix du passé, mais toujours dans l’indétermination et de façon imprévue : Wim se remémore le son de la voix de sa mère, tout comme Rinske, de façon intercalée, tente de se remémorer la voix de ses parents lors d’une promenade dans la forêt de Doorn, durant laquelle surgit aussi la crainte de tomber sur des ossements des disparus de la guerre, l’image des arbres condensant la vue des morts : « l’eau est épaisse et sombre, la terre lui donne de sa couleur, c’est de la boue, des feuilles flottent dessus, le ciel gris reflété par endroits entre les troncs mêlés qui fendent la surface comme des os, des os géants, les arbres explosés qui s’effondrent et s’entassent les uns sur les autres, les arbres, les membres, bras, jambes, les corps arrachés qui tombent dans un amas sans nom ».
Les traces dans Sporen sont l’indice d’une disparition et d’une réapparition éphémère. L’auteure joue de ces parts d’ombre et de lumière, de ces trouées inopinées dans le temps, très actives dans le récit, et les associations qu’elle tisse entre elles produit une sorte de brouillage sur les contours précis qui permettraient de distinguer le présent du passé, les vivants des morts ou le rêve de la réalité, à l’échelle des chapitres mais aussi à l’échelle même de la phrase.
Le récit de Julia Sintzen laisse passer dans sa trame des sensations ténues, brèves, qu’elle rend à travers l’emploi du présent, en captant jusqu’aux mots que l’on a sur le bout de la langue mais que l’on ne prononce pas, jusqu’aux « filets d’air », par exemple, qui séparent Rinske et Wim lorsque le couple ne parvient pas à parler : « toujours on lui dit Quoi ? Hein ?, Plus fort, Bon Dieu on ne comprend rien, Dis, dis ce que tu as à dire !, mais Rinske n’ose pas, elle ne sait pas comment faire, elle ne sait plus, comment on parle, ne pas murmurer mais parler ».
Un des points sensibles du livre de Julia Sintzen est sans doute ce « blanc du silence », autour duquel gravitent toutes les pensées et les paroles inexprimées dans le livre. Il en ressort les éclats d’un récit épars, dont les fils ne sont jamais pleinement raccordés, ce qui tend à produire l’effet principal du roman : des langues qui circulent, le français, le néerlandais, le dialecte du limbourgeois, mais une parole qui n’a pas vraiment lieu d’être, sauf dans l’intimité de ces scènes en miroir (« Spiegel ») qui ponctuent le livre. Dans ces espaces de réflexion, le jeu avec la langue, avec les sonorités des mots et avec la liberté de l’association entre les signifiants, circule pour une fois plus librement : « chaque dimanche elle remonte het uurke et les aiguilles font leur ronde, quand elle entend le mot uurke elle pense ing kuukske, l’image du poussin s’est collée au mot de la montre, c’est à n’y rien comprendre, ça n’a rien à voir, c’est un des mots qu’elle aime le mieux en plaat, kuukske, elle ne l’a dit à personne, c’est idiot, ing uurke, ça vient de uur, ing uur, une heure, zwei uur, deux heures, qui montre les heures, uurke, petite montre, mais uurke ça peut vouloir dire la petite oreille aussi, comment un seul mot peut être l’heure et l’oreille ».
Julia Sintzen compose une histoire familiale dont la netteté des voix, des souvenirs et des images n’est jamais entière. Les traces qui parasitent le temps présent confèrent à ce roman une beauté énigmatique particulière. C’est aussi un des sens que l’on peut tirer, peut-être, de la phrase placée en exergue de Sporen, du poète néerlandais J. C. Bloem, qui associe l’impuissance au silence des voix et au mouvement du temps, dont ce premier roman parvient à dresser les contours sensibles, poétiques et fluctuants : « et quoi d’autre pour les impuissants entre après, maintenant et avant / Que d’accepter l’inacceptable et d’y joindre leur silence ».
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