Il faut espérer que Des enfants uniques, premier roman d’une jeune inconnue, se fraie son chemin parmi les siens. Car il révèle non seulement une auteure qui maîtrise la langue et la narration mais aussi une personnalité forte, qui a choisi de mettre en scène une histoire d’amour entre deux enfants pas comme les autres, deux très jeunes adultes handicapés. Pas de pathos sous la plume de Gabrielle de Tournemire, âgée de vingt-sept ans à peine, ou, à l’inverse, un pathos déployé avec un art et une souplesse étonnante : des sentiments, donc, des craintes, des angoisses, des hésitations, des émotions, des surprises…
Il ne vous aura pas échappé qu’il est de mise, dans la littérature contemporaine, de s’immerger dans un environnement, un univers professionnel, par exemple, et d’en rapporter un roman, récit ou enquête : qu’importe, il faut être « immersif ». Disons, non sans esprit de contradiction, que Gabrielle de Tournemire a fait le contraire, ou davantage, ou autre chose. Elle a passé un an dans un foyer d’hébergement pour adultes en situation de handicap, puis elle a écrit un roman. Elle ne s’est pas immergée, elle a observé, écouté et enregistré, senti, compris ou essayé de comprendre, puis elle s’est dégagée, elle s’est éloignée de ce foyer et a décidé d’imaginer deux personnages, deux adolescents différents : un garçon, son éducateur et ses deux parents, ainsi qu’une fille, ses trois sœurs et ses deux parents elle aussi.
Elle s’est mise à sa table et elle a écrit, écrit avec une aisance et un savoir-faire surprenants. Avouez que le sujet était risqué, qu’elle pouvait très vite sombrer dans les poncifs et les bons sentiments. Or aussitôt vous remarquez l’assurance, voire la hardiesse de sa prose, qui est le meilleur rempart contre la mièvrerie. Voyez la facilité avec laquelle elle change de points de vue dans une même phrase ou un même paragraphe. Ce n’est pas seulement une pose ou une crânerie, c’est aussi un moyen d’essayer de saisir ce que pensent Hector, dont l’esprit semble ralenti et entravé, et Luz, dite Mouche (parente lointaine de Mouchette ?), qui ne se déplace ni ne s’exprime comme vous et moi.
Gabrielle de Tournemire est à la fois dans sa double tête à elle, d’auteure et de narratrice, et dans celle de chacun de ses personnages. D’abord dans celle de l’éducateur, Carlo, qui connaît mieux que personne les empêchements, les faiblesses, mais aussi les forces et les possibilités d’Hector, qu’il suit et à qui il s’attache. Puis dans la tête d’Hector et dans celle de Luz, dont la logique échappe à la nôtre et bute sur les mots et le silence. Elle navigue des abords d’une voix à ceux d’une autre en mêlant les styles direct, indirect, indirect libre… Son récit ne comprend pas de dialogues ; il est fait de tentatives d’approche de pensées ou d’ébauches de pensées qui ne sont pas les siennes, d’émotions et de sensations qu’elle devine être celles d’autres, d’expressions qu’elle saisit, de frustrations dans lesquelles elle se faufile, allant et venant entre ce qu’éprouvent ses personnages et elle, qui tâche de les cerner.

Courageuse, elle est aussi dans la tête des parents des deux adolescents et n’hésite pas à remonter jusqu’au jour où les uns et les autres ont compris que le bébé attendu avait un problème. Sont exposés sans violence les abîmes devant lesquels se retrouvent une mère et un père à qui on annonce que leur enfant ne grandira pas normalement et aura des séquelles, et que la grossesse peut être interrompue. Les choix auxquels obligent les progrès de la technique (échographie, amniocentèse…), qui permet de presque tout anticiper, sont douloureux. Ils ont donné naissance a de cruelles Annonciations. Amour, responsabilité, peur, prise de risque : que faire ?
Ne jugeant personne, n’esquivant aucun dilemme, l’écrivaine imagine les deux couples choisissant la vie qui veut vivre, presque malgré eux, à leur corps défendant ou acquiesçant, espérant, fermes, déterminés à aimer et aimant. Elle ne s’appesantit pas et pose les questions en les frôlant : questions existentielles, éthiques, religieuses. À peine apprend-on que la mère d’Hector précisa sur le livret de naissance de son fils « qu’il était né un jeudi 8 novembre aux alentours de dix-sept heures devant Notre-Dame-des-Anges, rue Félix-Brun, Lyon, 7e. Pas tant parce qu’elle croyait en Dieu mais parce qu’elle n’y croyait pas vraiment, et que pour la première fois son désir avait parlé à sa place ».
Gabrielle de Tournemire n’insiste jamais longtemps. Sa prose avance à grand pas et elle note : les visages ; les traits ; le regard, la couleur des yeux et les nuances qu’ils acquièrent suivant l’âge et les émois de chacun ; les sourcils, des personnages en soi ; les gestes et les micro-gestes ; les vêtements et la protection qu’ils offrent ; les corps, trop grands, ou trop petits, ou peu conformes, ou désarticulés. Tout ce qui compose un être humain, son apparence et les détails qui dévient, qui disent la différence.
Elle ne craint pas non plus de mettre en scène l’amour d’Hector pour Luz, et de Luz pour Hector. Leur mariage, leurs enfants, la contraception de Luz : tous les personnages en parlent avec gêne, sauf l’éducateur, sauf, surtout, Gabrielle de Tournemire. Elle ose, aborde le sujet avec simplicité, générosité d’âme, et un réalisme tamisé, franc mais sans brutalité. À ses deux personnages un peu de guingois elle prête autant d’humanité et de normalité qu’aux autres. Elle croit en eux, refuse de les diminuer et de les enfermer.
Elle leur fait même cadeau d’un très léger humour, notamment quand elle parle de la langue déboîtée que l’un et l’autre parlent. Hector a une voix qui a des bleus et d’« immémoriales expressions – il disait soulier et bicyclette » ; Mouche a de « longues phrases à tiroirs » qui obligent son amoureux à « décider lui-même, intérieurement, de la meilleure manière de restaurer l’articulation entre les syllabes ». Mystérieuses, n’est-ce pas, les connexions que font et ne font pas ces deux personnes « autrement capables » ? C’est ainsi, apprend-on, que la Croix-Rouge désigne désormais les personnes « handicapées ».
Car le vocabulaire change, ainsi que le regard porté sur nos semblables un peu dissemblables, et tout cela, qui est beaucoup, ce premier roman le signifie et l’illustre avec une maturité paradoxalement fraîche, au style fort drôlement dégingandé lui aussi.