Écrire Franco

Avec ce nouveau livre, le spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Espagne Stéphane Michonneau ne prétend pas apporter des connaissances inédites sur la vie de Franco mais il renouvelle avec talent l’approche biographique, en se fondant sur l’énorme historiographie déjà produite.

Stéphane Michonneau | Franco. Le temps et la légende. Flammarion, 368 p., 24,90 €

Écrire Franco aujourd’hui signifie prendre en compte la mémoire que cette personnalité politique et ses partisans ne cessèrent de nourrir depuis son entrée sur la scène de l’histoire. En analysant l’impression que Franco a laissée de son vivant et après son décès – faisant ainsi sienne la définition de saint Augustin pour qui la mémoire est le présent du passé –, l’historien propose une très instructive plongée du présent vers le passé de l’Espagne, du 24 octobre 2019, date de l’exhumation de la dépouille du Caudillo du mausolée du Valle de los Caídos, « l’épicentre de la mémoire franquiste depuis 1975 », année de sa mort, jusqu’à 1926, date de son retour à Madrid en héros victorieux du Rif marocain.

Pour comprendre cette entreprise intellectuelle, il faut prendre au sérieux l’anecdote qui ouvre le livre : celle de l’historien en jeune collégien lors d’un séjour linguistique dans une famille espagnole au début des années 1980. Dans la basilique où étaient inhumés Franco et des milliers de combattants franquistes, le petit Français se voit contraint de prendre une photo souvenir de ses hôtes faisant le salut fasciste. On comprend que la question de la mémoire puisse obséder Stéphane Michonneau depuis sa thèse de doctorat sur Barcelone au XIXe siècle jusqu’à son grand livre sur le village-martyr de Belchite et ce nouvel ouvrage. L’obsession est devenue presque intenable lors de son séjour à la Casa de Velázquez, où il a été de longues années d’abord pensionnaire puis directeur des études, tant elle défrayait la chronique et était l’objet de très vifs débats : à partir du début des années 2000, les fouilles des charniers des victimes du franquisme tout au long de la dictature se sont multipliées et ont généré un mouvement de reconquête de la mémoire par la société civile qui a transformé Franco en « criminel » pour une majorité d’Espagnols, tandis qu’une part non négligeable des autres continuaient à voir en lui un héros national.

Les armées de Franco défilent dans le centre de Madrid (19 mai 1939) © CC0/WikiCommons

La démarche de Stéphane Michonneau est à plus d’un titre stimulante : d’une part, on l’a dit, il décide de partir du présent et d’aller vers le passé afin de ne pas présupposer qu’« un héritage entièrement armé de Franco demeurerait vif en Espagne, comme si Franco était un fantôme qui devait hanter éternellement l’Espagne d’aujourd’hui. Ainsi, par rétroprojections successives, la société espagnole a-t-elle transformé le visage de Franco et revisité les événements du passé […] comme un palimpseste. Ce qui ne signifie pas que les strates inférieures aient cessé d’exister et parfois même qu’elles n’aient pu resurgir, notamment en temps de crise ».

Un tel choix impose une chronologie inédite qui prend en compte un ensemble d’événements parfois de nature très différente ; ainsi, un chapitre est consacré au défilé militaire de plusieurs kilomètres de long à Madrid du 19 mai 1939. Fêtant la victoire des troupes franquistes, Franco avait imposé un protocole repris de celui de l’entrée d’Alphonse VI à Tolède en 1085, où était valorisé le militaire, à la fois croisé et conquérant. Juste avant ce triomphe, dans cette plongée dans le passé, nous avons assisté à la projection le 5 janvier 1942 du film Raza sur le grand écran du Palais de la musique à Madrid devant une large assemblée de personnalités franquistes. Ce film était l’œuvre de Franco lui-même, unique cas dans l’Histoire de dictateur-scénariste. Avec ce film, explique l’historien, c’est toute la question de la construction d’une légitimité historique qui était en jeu pour Franco : la visée était de bâtir une politique de mémoire qui associât en un même récit l’histoire de l’Espagne, la guerre civile et Franco. La vision de l’histoire que défendait Franco avec Raza était, souligne l’historien français, « unitaire, catholique, antimusulmane et antisémite, impériale, antilibérale et castillano-centrée ».

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

Si l’enquête de Stéphane Michonneau est aussi une expérience d’histoire, c’est que l’historien considère que la notion d’impression n’est pas incompatible avec la métaphore de l’empreinte du pas sur le sable, On doit lire comme en creux de cette empreinte de Franco une histoire de l’Espagne depuis un siècle. À cette fin, l’historien mobilise les spécialistes les plus éminents de Franco et du franquisme, et de l’Espagne contemporaine – rendant un bel et rare hommage qu’il faut souligner à ses collègues : le biographe britannique Paul Preston, la politiste Palomar Aguilar, l’historien Antonio Carloza, l’hispaniste Nancy Berthier et aussi Enrique Moradiellos, Francisco Sevillano ou Nicolas Sesma, sans oublier, dans un ultime chapitre, les mémoires de Franco vues de France avec les travaux de Geneviève Armand-Dreyfus notamment.

Grâce à sa pratique du terrain – il aime arpenter les villes, les cimetières et les mémoriaux (y compris ceux des îles Canaries, riches en la matière) – et à sa parfaite connaissance de l’historiographie depuis 1975, Stéphane Michonneau livre quantité d’exemples inconnus du public français, mais aussi espagnol. Parmi ceux-ci, il y a bien sûr des affaires de statues dans un village, de toponymes, mais l’historien cite aussi de nombreuses sources audiovisuelles (films, séries, documentaires, fictions TV). Sans doute le meilleur exemple tient-il à la manière dont le mot « Caudillo », cette désignation de « chef de guerre », qui était l’un des titres de gloire cultivés par Franco de son vivant, est devenu l’objet de sarcasmes dans les années 1990. La plasticité du terme lui permettait de fusionner les différentes familles : Franco était ainsi un caudillo de la croisade pour les uns, de la victoire militaire, de la restauration monarchique libérale ou légitimiste, de la révolution nationale pour les autres… Et Stéphane Michonneau de citer cet hilarant dialogue entre Franco et son père extrait du film Madregilda, réalisé par Francisco Regueiro et sorti en 1993  :

« Le père : Qu’est-ce que tu fais maintenant ? Franco : Caudillo. Le père : Je ne connais pas cette charge. Franco : C’est une charge nouvelle. […] Le père : Mais Caudillo, qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Tu es habillé en enseigne de vaisseau… Comment peux-tu oser porter cet uniforme ? Tu n’es jamais entré dans la marine. Enlève cet uniforme immédiatement ! Si un amiral te voit habillé comme ça dans la rue, tu perds le peu de cheveux qui te reste. Franco : Je suis le seul en Espagne à pouvoir le porter. Ce n’est pas du tout illégal, c’est la loi. Le père : Qui a fait cette loi ? Franco : Moi.  Le père : Et qui es-tu pour faire une loi ? Franco : Le Caudillo. »

Avec Franco. Le temps et la légende, Stéphane Michonneau nous offre une belle leçon d’histoire-mémoire. Le choix de séquencer son analyse en une série de dates propose en effet une manière d’écrire l’histoire de l’Espagne en resserrant la notion d’événement mémoriel. Et l’historien peint ainsi une Espagne de 2025 absolument passionnante, développant une analyse du désir de fédéralisme catalan des plus convaincantes, mais aussi de la montée du parti d’extrême droite Vox ou encore de la place que donna Franco à sa première victoire, celle du Maroc – démontrant une fois encore combien le XXe siècle européen fut traversé par l’histoire coloniale. En ces temps de confusion et de mise en cause des sciences humaines, voilà une réponse rigoureuse que leurs détracteurs feraient bien de lire.