« J’habitais en ce temps-là un pays dont on se demande avec étonnement aujourd’hui s’il a vraiment existé » : avec Le nom des rois, Charif Majdalani revient, en un récit pudique et lucide plus personnel que ses précédents livres, sur une enfance qui s’achève tandis qu’un monde s’effondre.
Le Liban a, dit-on, plongé dans la guerre civile le 13 avril 1975. Avant, après : la composition du récit en deux parties, l’entame du second volet (« Et puis d’un seul coup, le monde qui servait de décor à tout cela s’écroula ») en confirment l’idée. Plutôt que d’effondrement, peut-être faudrait-il parler d’un double éboulement, d’une enfance qui cède par morceaux face à la marée montante du réel, d’un pays qui s’enfonce par soubresauts brutaux dans une anomie progressive : « notre monde familier prenait l’eau de toutes parts et rien ne se profilait pour le remplacer, à part la violence et la laideur des choses ».
Le titre du roman renvoie aux généalogies royales dont le narrateur, enfant puis pré-adolescent, était un amateur passionné voire obnubilé. Dès lors qu’un Larousse de 1970 lui a révélé « Rodéric, roi des Suèves », le voilà qui se met à collectionner les « Axayacatl, roi de Cholula » et autres « Réceswinthe, roi des Wisigoths » dont il recopie les noms dans un cahier où ils rutilent tels de flamboyants joyaux. Plus tard, replié avec sa famille dans un village préservé de la montagne libanaise, il s’acharnera encore à peupler ses paysages sublimes de fantasmagories héroïques. Il faudra les assauts conjoints de l’adolescence et de l’histoire immédiate pour dissoudre ces songeries prenantes.
L’épigraphe empruntée à Rimbaud souligne « l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux » d’un garçon qui « vi[t] dans la pourpre, au milieu des souverains aztèques et palmyréens ». À la rencontre du vécu de ce jeune « témoin distrait » né en 1960, la mémoire met au jour par spirales successives le « monde d’avant », le Liban d’avant-guerre tel qu’il a pu l’éprouver de la fin des années 1960 à la première moitié des années 1970, avec « les prémices de ce qui allait emporter le pays », son ébranlement puis sa disparition au fur et à mesure que l’« insoucieuse distraction des choses de [s]on temps » à laquelle est en proie le garçon va devoir prendre fin.

Trop jeune pour avoir conservé un souvenir bien net de la guerre des Six Jours, âgé de dix ans lors de la mort de Nasser, il voit là « éclo[re] [s]a conscience historique », vite contrariée par sa fascination persistante pour les « siècles anciens ». Tandis que l’employée de maison, une Nawal qui pourrait s’appeler Françoise, commente avec une verve mélodramatique l’actualité de plus en plus inquiétante, les lectures dans la Bibliothèque verte sont concomitantes des combats de 1973 entre armée libanaise et organisations palestiniennes. Cette distraction durable, ces marottes juvéniles dont il a bien fallu revenir, peuvent certes s’entendre comme une métonymie de l’aveuglement collectif du pays, mais aussi se lire, notamment à l’occasion d’un voyage dans le désert irakien en compagnie du père, comme le récit de la naissance d’une vocation d’écrivain tout occupé d’Histoire.
Charif Majdalani rappelait lors d’un entretien « ce dont parlent tous [s]es livres : le fonctionnement de l’Histoire, l’effet de ses bouleversements sur les humains, l’effondrement d’un monde ». Dans ce ce récit, c’est depuis la perspective foncièrement idéaliste d’un jeune garçon né à l’acmé des Trente Glorieuses, immergé dans la légende de « généraux magnanimes et visionnaires » et autres « aventuriers fous et sanglants », que l’on entre dans cette saisie d’un pan crucial de l’histoire contemporaine. À cet égard, le romancier, revisitant sa propre jeunesse, met en balance deux conceptions opposées de l’Histoire : l’une par les grands hommes, singés en « une sorte de virilité ridicule » par de jeunes miliciens, et une autre moins vaine qu’il lui faudra construire.

Mais selon une autre conception de l’Histoire, le roman s’attache surtout à ressusciter le passé, évoqué ici à l’échelle d’une jeunesse singulière, au moyen de la puissante magie de la remémoration. Le Liban des Trente Glorieuses qui « nulle part ailleurs, ne méritèrent si évidemment leur nom » éclot à nouveau à travers des noms propres, Klemperer et Merce Cunningham à Baalbek, Aragon et Belmondo fréquentant des hôtels dont, quelques années plus tard, on se souviendra pour de tout autres raisons, des noms de lieux comme celui de la librairie Antoine à Bab-Edriss, où le narrateur se livre aux « plaisirs compulsifs » de ses lectures spécifiques et qui sera détruite pendant la guerre.
Le milieu familial est celui de négociants et entrepreneurs aisés, cosmopolites et cultivés. Le père possède « des magasins de tissus et de draps dans les vieux marchés de Beyrouth », déplacés par la suite dans un ancien faubourg rattrapé par la ville « presque en face du café Parisiana », et qu’il aura l’excellente inspiration de vendre juste à temps. Guettant, sinon le baiser maternel, du moins le moment d’apparaître en pyjama dans le salon afin de saluer quelque invité, le garçonnet y aperçoit escarpins et robes de soirée, smokings et coupes de champagne. Quand le temps de l’alternance saisonnière entre stations balnéaires et sports d’hiver aura pris fin et que la famille, mi-estivante mi-réfugiée, se sera repliée dans le Kesrouan, des parties de bridge s’y poursuivront pendant un temps. Mais bientôt les écoles ne connaîtront plus que des ouvertures épisodiques.
Une géographie intime renoue, côté urbain, avec les trajets de l’enfance, à pied ou au moyen du « bus numéro 1 » gravissant les côtes d’un Beyrouth évanoui « tel un pachyderme soufflant et ahanant ». Là encore, cette géographie s’associe à des noms (la Grande Maison d’Ayn Chir, l’appartement de Furn-El-Chebbak, décoré par Jean Royère de « l’un de ces canapés rouges au dossier ondulant ») ou à des sensations, visuelles comme dans ces bureaux dont les vastes ouvertures donnent sur le port, ou olfactives comme celle de l’appartement familial exhalant l’odeur des feuilles de jasmin à la survenue des « premières langueurs du mois de juin ». La deuxième partie de l’été offre l’occasion de gagner la fraîcheur des « hauteurs sauvages du Kesrouan » où le jeune garçon randonne à sa guise et auxquelles sont associés de « merveilleux souvenirs » du « spectacle de la vallée » découvert « le matin au réveil, net et luisant comme une lame neuve sortie de son fourreau ».
Des silhouettes marquantes, outre les membres du foyer et certaines relations du père, peuplent cet univers juvénile, professeurs et surtout condisciples du lycée français nimbés de diaprures flaubertiennes. Quelques figures « terriblement romanesques » aussi, vieux cheikhs, érudits modestes, possible espion faisant partie de « ces multiples et mystérieux personnages renseignés sur la prochaine ruine du monde et qui auraient ainsi semé comme le Petit Poucet des indices pour nous alerter ou nous mettre en garde », autrement dit une légende d’un nouveau type, sécrétée par cette ruine advenue entretemps. La brutalité cruelle de la guerre, finissant de s’imposer au jeune homme, nous parvient réfléchie en une prose précise dont le drapé produit, sans euphémisme pour autant, un effet de sourdine qui la leste d’une mélancolie lucide. Les petites amoureuses de ces années 1970 se prénomment Anaïs, Simone, Esther puis enfin Clara. Tandis qu’au loin la ville est secouée par « les salves d’orgues de Staline », c’est elle qui saura ouvrir sur le monde réel les yeux du jeune homme, en passe, « comme d’autres abandonnent leurs passions pour les voitures miniatures ou leurs rêveries sur les chanteurs yéyés », d’« étreindre à [s]on insu la réalité rugueuse ».
