Simone Émonet, comme son nom de jeune fille ne l’indique pas, est la mère de Catherine Millet, critique d’art, directrice de la rédaction d’Art Press et auteur, entre autres, de La vie sexuelle de Catherine M., Jour de souffrance et Une enfance de rêve. Elle met fin à ses jours un matin de 1982, en se défenestrant. Simone Émonet raconte en quelques images le destin de cette femme, mi-ordinaire, mi-hors du commun.
Le nom sonne comme une allitération : Simone Émonet ; on pourrait le renverser, comme un palindrome parfait, qu’il n’est pourtant pas tout à fait. Un peu désuet, il prête à sourire, il fut même l’objet d’une « plaisanterie idiote », une de ces phrases que l’on prononce sans savoir d’où elle sort, mais qui fait mouche : « Simone Émonet aime le melon ». C’est Jacques (Henric), le pas encore mari de Catherine (Millet), qui est l’auteur de cet improbable mot d’esprit, une manière comme une autre de dégoupiller un sentiment, ou une sensation. Un petit meurtre par procuration : « Je tenais ma petite vengeance d’un nom qui ne me plaisait pas. On ne s’attarde jamais à essayer de comprendre ce genre d’impression mais il est probable que ce nom commençant par une voyelle, mollement accentuée qui plus est, me soit apparu ridicule, un nom sans sonorité, un mot qui s’éteignait de lui-même. »
Simone Émonet, nom de jeune fille de Simone Millet, est la mère de Catherine Millet. Elle donne son titre au livre, comme le personnage d’un roman du XIXe siècle (Madame Bovary, Ursule Mirouët, Anna Karénine…), et aussi un peu comme on dit qu’on donne son corps à la science. Au vrai, la comparaison n’est pas fortuite, car il s’agit bien, pour l’auteur, de se pencher sur un corps que la vie a progressivement vidé de sa substance, un corps dans lequel la souffrance a élu domicile, et où le psychique a fini par grignoter le physique : « une vision d’elle gardée depuis l’enfance l’a inscrite dans mon cerveau anxieux, raide et muette au fond du lit, avec sur le front une serviette trempée d’eau froide qu’il fallait renouveler sans cesse, et le silence imposé dans la maison était celui d’une cérémonie religieuse, on parlait bas, on marchait avec précautions ».
Sans doute « ce corps dont elle n’avait plus d’image » explique-t-il la passion avec laquelle Catherine Millet explore les photographies d’elle qu’elle a soigneusement conservées au grenier, « dans deux grandes boîtes en carton laqué de couleur bordeaux ». Des photographies qui ont servi de « modèle » à plusieurs récits, notamment Une enfance de rêve, et qui ressurgissent ici, intouchées ou presque. Ces photographies alternent avec d’autres images, parfois mentales, mobiles, scènes doubles ou troubles qui provoquent une sorte de suspens du récit, l’impression d’un entre-deux à la fois intemporel et indélébile. Ainsi de cette « vision » à La Fabrique – lieu, magique, de résidence du couple Millet/Henric – et qui met le corps de Simone et « son fragile mètre soixante » en présence de celui, massif, de Klaus Rinke et de « l’icône » Joseph Beuys, une image « improbable », « composite et insolite comme une image rêvée, sauf qu’elle avait été bien réelle, un réel sans attache en quelque sorte. Un soubresaut dans le déroulé d’une vie ».

« J’ai une mère qui s’est suicidée. » Si incongrue que la formule puisse paraître, elle a au moins le mérite d’ouvrir le champ possible de l’existence : il y aurait donc une autre mère qui, elle, a vécu… De fait, c’est bien cette seconde vie de Simone que l’auteur tente de mettre au jour. Ici, avant-guerre, un fantasmatique voyage de noces en Italie de Simone et Louis, le père de la narratrice, preuve aussi soudaine que certaine qu’il y avait eu de l’amour entre eux. Là, un portrait qui date de novembre 1945, où Simone « fixe l’objectif avec un soupçon de langueur dans le regard », et ce constat stupéfiant : Simone a, selon toute vraisemblance, déboutonné son corsage dans le studio du photographe ! Ce qui aurait pu rester lettre morte devient image vivante, image de la vie continuée au-delà de la mort, comme ces photographies, une quarantaine, prises à Paris dans des jardins publics pendant la guerre. Elles montrent une Simone « coquette », « désirable », « élégante », « rayonnante », tantôt vêtue d’un tailleur et d’un grand béret, tantôt « d’une blouse sans col à manches longues et d’un tambourin incliné sur le front ». Qui a pris ces photos ? Certainement pas le mari de Simone, prisonnier de guerre. Alors qui ? un amant ? un autre amant ? une amie ? À dire vrai, l’histoire de ces photos a moins d’importance que leur destin, d’avoir été montrées en juillet 2023 à Shanghai dans le cadre d’une exposition Paris Moderne 1914-1945. Comme si continuait de se jouer, à quelque quatre-vingts ans de distance, une scène de séduction sans nom, « avec des milliers d’yeux qui auront glissé sur elles, et s’y seront quelquefois attardés ».
Mais cette plongée dans les images donne aussi à entendre un véritable corps-à-corps entre une fille et sa mère, la première cherchant moins à vérifier des signes d’appartenance, une reconnaissance, ou une lignée, familiale, que la permission de se perdre (et se retrouver…) dans un ultime et intime face-à-face. Force et forme de demande d’amour d’une fille à l’endroit d’une mère, qui passe par un échange de regards, au sens littéral du terme, un exercice d’identification-projection d’une intensité hors du commun, que l’on qualifierait presque d’hallucination cénesthésique : « Je contemplais le corps désirable et le visage adorable qui déclenchent au fond du corps la bouffée qui voudrait forcer toute la surface de la peau pour se fondre dans cette beauté simple et imparfaite appelant le geste sans façon, le gros baiser dans le creux de la gorge, le bras qui enserre solidement les reins. J’étais ni plus ni moins tombée amoureuse de l’image de ma mère et je la regardais comme si je n’en savais pas plus qu’elle n’en savait elle-même, alors, de son destin. » Telle propension à se projeter fantasmatiquement et fantomatiquement dans le corps maternel pourrait expliquer bien des pans de l’histoire de l’auteur, depuis les réminiscences sexuelles infantiles racontées dans Une enfance de rêve jusqu’aux expériences relatées dans La vie sexuelle de Catherine M.
« Vous verrez, pour une femme, la mort de la mère est une seconde naissance. » La formule de Paule Thévenin, énigmatique, semble au cœur du récit de Catherine Millet. Elle ouvre des abîmes de perplexité non résolus, « consolation passe-partout » et « talisman qui perdrait son pouvoir d’être explicité. » Peut-être est-elle semblable à une autre image, plus énigmatique encore, et qui surgit comme un insight a posteriori. Celle d’Yves Klein qui se jette dans le vide, ou plutôt « son corps qui dessine un arc ascendant, il ne se jette pas, il prend son envol ». Yves Klein, l’artiste sur lequel Catherine Millet écrit « son premier vrai livre », précisément dans les mois qui suivent la mort de sa mère. Manière de prendre son envol ?