Un an après l’embrasement de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, voici un ouvrage qui revient, depuis les sciences sociales, sur les causes politiques de ce conflit en les reliant aux structures coloniales que subit encore ce territoire. Si la décolonisation semble être la seule issue souhaitable, reste à savoir ce que cela veut dire et par quels moyens elle peut être obtenue.
Le 13 mai 2024, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie explose. Pendant plusieurs mois, l’île est paralysée par des barrages et des incendies. Des affrontements et une répression policière brutale font au moins quatorze morts – des Kanaks pour la plupart. On comptabilise plusieurs milliards d’euros de dégâts matériels et la perte d’un emploi sur six dans le secteur privé… L’archipel vit désormais une crise politique, sociale et économique majeure, dont l’issue reste incertaine. Dans ce contexte, Benoît Trépied, anthropologue chargé de recherches sur la Nouvelle-Calédonie au CNRS, est devenu un invité régulier des plateaux télé et des émissions de radio, où il essaie d’apporter une parole experte pour contrebalancer les propos provocateurs et fallacieux de la majorité présidentielle. De cette expérience naît la volonté d’écrire un ouvrage qui, depuis les sciences sociales, reviendrait sur les raisons immédiates de la crise politique en Kanaky-Nouvelle-Calédonie tout en la connectant avec la longue histoire de sa colonisation et l’échec du processus de décolonisation dans lequel elle était engagée depuis une trentaine d’années.
Dans son introduction, Benoît Trépied expose très clairement les rouages politiques qui ont mené à la crise de mai 2024. C’est d’abord un projet de loi constitutionnelle, porté par Gérald Darmanin et les macronistes calédoniens Sonia Backès et Nicolas Metzdorf, qui met le feu aux poudres. Pour la majorité présidentielle et ses relais loyalistes, il s’agit de modifier le régime électoral en Kanaky-Nouvelle-Calédonie pour permettre aux Français résidant depuis au moins dix ans sur le territoire de voter aux scrutins provinciaux. Or, la définition du corps électoral est une affaire sensible en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Les populations kanakes craignent de voir diminuer leur poids politique dans leur propre île, soumise d’abord à une colonisation de peuplement, puis à une arrivée massive d’Hexagonaux depuis les années 1960. Réunies lors d’un congrès du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS), les organisations indépendantistes kanakes exigent le retrait du projet de loi, et la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain) convoque des manifestations sur le territoire calédonien.
Mais, faisant fi de l’avis des organisations indépendantistes kanakes – qui représentent plus de 40 % des électeurs de l’archipel – et des groupes de gauche à l’Assemblée, les députés de la majorité présidentielle, de la droite et de l’extrême droite approuvent le projet de loi. À la tombée de la nuit, la situation dégénère dans l’agglomération de Nouméa, et le pays s’embrase. Il s’agit, au demeurant, d’un schéma habituel ces dernières années, où le passage en force devient stratégie politique, quitte à générer des émeutes réprimées par la brutalité policière, judiciaire et carcérale. D’ailleurs, comme le rappelle Benoît Trépied, entre mai et novembre 2024, 2 500 gardes à vue ont été réalisées en lien avec ces évènements, 640 convocations en justice, 255 incarcérations, dont celles de sept cadres de la CCAT transféré·es immédiatement dans des prisons de la métropole.

L’idée centrale du livre de Benoît Trépied est que la crise actuelle en Kanaky-Nouvelle-Calédonie ne s’explique pas seulement par le passage en force du projet de loi en mai 2024, mais par la manière dont le dossier calédonien a été traité pendant les quinquennats Macron, en nette rupture avec ce qui se faisait depuis plus de trente ans. « Emmanuel Macron, ses soutiens métropolitains et ses alliés loyalistes […] ont rompu le contrat politique sur lequel reposait le dispositif de décolonisation dans l’archipel – non pas seulement en 2024, mais dès 2021».
Pour le démontrer, Benoît Trépied propose une histoire longue de l’archipel depuis l’arrivée des populations Lapita et les lentes transformations de l’environnement il y a plusieurs milliers d’années. Lorsque les premiers Européens y séjournent – parmi lesquels James Cook qui lui donne son nom de Nouvelle-Calédonie en 1774 –, la population autochtone est estimée à « plusieurs centaines de milliers de personnes ». Devenue française en 1853, cette colonie de peuplement reçoit aussi bien des colons libres que de nombreux convois de prisonniers. En même temps, la population kanake, décimée par le choc bactériologique et l’effondrement de ses mondes sociaux, atteint sont étiage en 1921, avec à peine 27 000 personnes recensées.
Benoît Trépied montre comment dans cet espace se mettent en place, au cours du XXe siècle, des pratiques inhabituelles dans le reste de l’empire colonial français, et notamment les réserves d’indigènes, manière de concentrer la population kanake dans certains territoires et de lui imposer des systèmes d’organisation politique qui lui étaient étrangers. Cette politique de ségrégation et de soumission est abandonnée, du moins sur le papier, à partir de 1946, lorsque l’empire colonial disparaît au profit de « l’Union française » et que l’archipel devient un territoire d’outre-mer. Commence alors un boom économique autour de l’extraction de nickel dont l’île possède la quatrième réserve mondiale. À partir des années 1960 se met en place une politique industrielle qui modernise l’économie calédonienne et multiplie les arrivées de Français sur l’archipel.
Cette histoire accélérée de la Nouvelle-Calédonie que présente Benoît Trépied est pourtant attentive à la manière dont l’État gère la colonie de peuplement et impose deux types de domination coloniale : dans les rapports de la France à l’archipel, et dans les relations entre colonisateurs et colonisés. Ce récit permet également de comprendre la formation des groupes indépendantistes des années 1960 et 1970 et leurs stratégies pour tenter d’atteindre l’indépendance de la Kanaky, qui passeront, au cours des années 1980, par des moments de grande violence. Il présente aussi les équilibres complexes qui ont permis de pacifier l’archipel en trouvant un compromis entre les intérêts des Kanaks et des océaniens de l’île – majoritairement indépendantistes –, ceux des Caldoches et Calédoniens blancs – globalement loyalistes –, et ceux de la France, attachée à son intégrité territoriale autant qu’à son rayonnement géopolitique. Ainsi, à en croire Benoît Trépied, les accords de Matignon (1988) puis de Nouméa (1998) auraient fait de la Nouvelle-Calédonie un « laboratoire exceptionnel de la décolonisation ».
Ce sont précisément ces équilibres sociopolitiques que les quinquennats Macron auraient fait voler en éclats. D’abord en 2020, lorsque le gouvernement Castex rétrograde la gestion du dossier calédonien du ministère de l’Intérieur à celui des Outre-Mer. Ensuite lorsque Emmanuel Macron et Sébastien Lecornu fixent la date du troisième référendum d’indépendance – dont le résultat devait être considéré comme définitif, selon les accords de Nouméa – en pleine campagne présidentielle, le 12 décembre 2021. Enfin, lorsqu’ils décident de maintenir cette date, alors que l’archipel fait face à la pandémie et que toutes les organisations indépendantistes demandent un report du scrutin à l’année suivante. Selon Benoît Trépied, la tenue de ce référendum illégitime et les déclarations triomphalistes du président de la République signent l’échec de la décolonisation telle que l’avaient promue les accords de Matignon et de Nouméa.
À tel point qu’on pourrait se demander s’il n’y a pas, chez Benoît Trépied, une certaine idéalisation de ces accords et de ce qu’il appelle la « ligne rocardienne ». D’après lui, depuis les années 1990, l’État français aurait réussi à « s’en tenir à une position de neutralité et d’impartialité entre indépendantistes et loyalistes, en leur laissant la responsabilité de trancher eux-mêmes la question de l’Indépendance ; d’autre part, jouer un rôle moteur dans le processus de décolonisation en tant que puissance administrante, conformément aux résolutions des Nations Unies ». Mais ces analyses semblent être tout aussi près du texte des accords – d’ailleurs seul document en annexe – qu’éloignées de la politique de ces trente dernières années, à Paris comme à Nouméa. En réalité, au lieu de considérer Emmanuel Macron comme le fossoyeur de la ligne rocardienne, il pourrait apparaître comme celui qui la parachève – le dernier personnage d’une tragédie longue de trente ans consistant à prôner une décolonisation de la Kanaky pour mieux enterrer l’idée de son indépendance.
Pour penser cela, il aurait sans doute été nécessaire de s’intéresser davantage aux motivations, aux stratégies et aux agissements de la métropole pendant ces trente dernières années, au lieu de circonscrire l’étude au territoire calédonien et aux paradoxes de son identité. De même, il aurait fallu faire dialoguer le lexique politique de la décolonisation en contexte calédonien avec la manière dont ces mêmes mots sont utilisés dans d’autres géographies, comme l’Amérique latine ou l’Afrique.