Étrange estran

Sur les côtes de notre petit Ouest français, la Bretagne, existe un estran, zone « en instabilité perpétuelle », qui offre à ceux qui veulent bien le parcourir, le regarder, l’étudier, y pêcher… des plaisirs extraordinaires.


L’estran est la partie éphémère des fonds marins qui se dévoilent, la mer se retirant. Une étendue de sable ou de vase apparaît alors. Six heures plus tard, elle repasse sous les eaux. Au nord de la Bretagne, par forte marée, la limite du « jusant » (la marée basse) sera recouverte, à la fin du « flot » (marée haute), d’une colonne de 12 m d’eau… Les régions à estran forment sans doute des individus particuliers. Les natifs trouvent normal ce mouvement des eaux et sont munis d’un horaire des marées, qui rappelle en miniature, pour ceux qui l’ont connu, le Chaix, l’indicateur officiel de la SNCF.

L’espace à parcourir est provisoire et ne tolère nulle « négociation ». Il convient ici de se soumettre au soleil et surtout à la lune qui règlent la machinerie à heure précise. À la nuit tombée, d’un seul coup d’œil, notre petit satellite nous prévient : la pleine lune ou la nouvelle lune (pas de lune du tout) produisent les plus grandes marées. Quand le croissant est grand, la marée est faible. Quand il a la forme de la lettre C, la marée décroit ; quand il figure la lettre D, c’est l’inverse. Ainsi, les habitués de l’estran, frère de Cyrano, savent qu’ils sont les vassaux de la lune, et qu’en fonction de son aspect ils pourront aller plus ou moins loin dans l’espace autorisé.

Le « jusant » donne l’idée d’une retraite. L’épisode biblique de la séparation des eaux de la mer Rouge, appris au catéchisme, n’a donc rien de miraculeux. Sur la plage, l’enfant – petit Moïse – constate le phénomène tous les jours, même si les chars de l’armée de Pharaon tardent. En revanche, « le flot » n’est pas sans traîtrise. Le terrain de jeu ou de pêche s’accroît, puis, imperceptiblement, le repli cesse et la reconquista marine s’amorce, inexorablement, avec l’ombre d’un danger. Le « flot » peut enserrer comme la pieuvre redoutée. Il forme des nappes d’eau qui se rejoignent soudainement en fonction de la hauteur du sol et peuvent barrer le chemin sur les bancs de sable encore émergés. Autre perfidie : la marée n’est pas linéaire, elle progresse d’abord insidieusement puis accélère à la seconde et à la troisième heure.

L’estran est primordial pour la formation de l’esprit des enfants qui ont la chance de le vivre pendant leurs vacances. La mer bouge ; c’est une sorte d’animal. Elle ménage une aire prodigieuse et permet de s’éloigner des parents qui se cantonnent à l’espace des serviettes posées sur le sable sec. Celui-ci marque la frontière intangible entre les allongés bronzant et les verticaux, déambulant sur l’humide.

La marée basse, compte tenu de sa durée, laisse le temps aux bambins entreprenants de construire sur le sable mouillé un réseau de mares fermées par des barrages qui communiquent entre eux grâce à des canaux profitant de la pente. Les petits bassins se remplissent progressivement exigeant vigilance et interventions urgentes, sous peine de débordement. Combien de vocations de bâtisseurs se sont-elles éveillées dans ces circonstances dignes d’Assouan?

Les châteaux de sable constituent une autre expérience. Bâtis souvent avec des douves, leur structure renforcée par du goémon, ils semblent attendre de pied ferme « le flot ». Arrivent alors les premières vagues qui viennent mourir à sa base, puis d’autres, plus agressives. Tous les efforts déployés pour consolider l’édifice dans l’urgence se révèlent vains face aux inlassables assauts qui le submergent. Une dernière lame aplanit le terrain, le ressac disparaît ; il ne reste rien. L’enfant saisit le sens de l’expression « château de sable » et comprend que : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».

Estran Ouest 2025
Estran © CC-BY-4.0/François R Thomas/Flickr

Confronté à l’irrémédiable, on voit surgir la nostalgie. Mais que dire du ridicule du château intact quand l’insouciant bâtisseur n’a pas tenu compte d’un « coefficient descendant » ? La mer n’a pas daigné atteindre l’édifice et recule, le laissant intact, sous le sourire narquois de ceux qui savent. Déception ! Comme quoi la lutte, pourtant perdue d’avance avec le « flot » souverain, a son charme…

L’estran n’est pas une étendue uniforme, loin de là. Les pieds nus s’en aperçoivent lorsqu’ils passent d’un beau banc de sable doré à un cimetière de coquillages brisés, ou à un espace vaseux, rappelant les terribles sables mouvants. En certains endroits, se forment des alignements impeccables de petites dunes provoquées par les vagues qui se retirent. Vues de haut, elles donnent le sentiment de contempler les collines de sable du Sahara, aperçues d’avion. Espace sacré, quant à lui, l’herbier, à la longue chevelure vert tendre, est une prairie qui détonne. Il faut le respecter, aussi convient-il d’y marcher précautionneusement, si l’on ne peut le contourner. Seuls les ignares creusent dans cet espace ou y remuent les pierres. Ces herbiers ne sont pas composés d’algues mais de plantes à fleurs qui ont décidé de devenir marines voilà 100 000 ans. Elles servent de refuge et de frayère pour les poissons. Flapies à marée basse, ces longues lamelles reprennent vie à mesure que l’eau monte, ondulent et retrouvent leur verticalité.

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L’estran, jadis, était le domaine des pauvres, des femmes et des vieillards qui creusaient, ramassaient, pêchaient tout ce qu’ils pouvaient trouver pour améliorer l’ordinaire. Plus d’un s’est laissé surprendre par la marée, sans que l’on sache s’il s’agissait d’une faute d’inattention ou d’un suicide. Aujourd’hui, il donne une idée de ce que fut Cayenne, lorsque les pêcheurs à pied, alignés sur un banc, bêchent le sable pour y déloger leurs rares occupants. Les natifs qualifient ces bagnards de « ravageurs ». La colonie pénitentiaire avance martialement avec « le jusant » et recule en bon ordre avec « le flot ». Quelquefois, la maréchaussée perturbe ce ballet sous prétexte de contrôler la taille et le poids des prises.

Une marche un tant soit peu attentive révèle la vie intense qui s’épanouit dans le sable. À la surface, les tortillons des vers de vase font rêver des promeneurs imaginatifs qui y voient des lettres. Elles constitueraient des messages qui nous seraient adressés. Ces monticules, cependant, trahissent la pauvre bête, proie des pêcheurs qui l’appellent familièrement « bouzou », et qui en font un appât cruellement enfilé sur les hameçons. Depuis peu, l’arénicole marine – c’est son joli nom – a changé radicalement de statut : le sang de ce ver transporte l’oxygène cinquante fois plus vite que l’être humain et évite le rejet des greffes. Ajoutons qu’il convient à tous les groupes sanguins. De mauvais esprit insinuent que ce pauvre « bouzou » pourrait bien servir aussi dans des dopages sportifs !

Lorsque l’on avance, jets d’eau, bruits d’enfouissement, minuscules animaux vibrionnant dans les mares se manifestent. Comme pour la chasse au buffle, il est recommandé d’avoir le vent en face de soi et de ne pas faire d’ombre. Prendre le coquillage appelé « couteau » avec du sel est une affaire sérieuse et jubilatoire. Il faut verser du sel dans un trou en forme de 8 et patienter… Le taux de salinité insupporte l’animal qui surgit. On doit le saisir au vol car il se réenfonce immédiatement avec une énergie insoupçonnée pour un « mollusque ». Les Chinois ont contribué à rendre cette pêche moins cruelle. Une baleine de parapluie à l’ancienne, à l’extrémité recourbée, permettait, en l’enfonçant vivement dans le sable, de traverser le corps du couteau et, en donnant un quart de tour à la tige, de le remonter. Essayer cette manœuvre avec la baleine creuse du parapluie chinois est voué à l’échec absolu car elle plie irrémédiablement sans s’introduire dans le sable.

Si l’on creuse – avec le matériel réglementaire : une griffe ne doit pas avoir plus de quatre dents –, on peut trouver des palourdes, des praires, des mactres, des amandes de mer et autres tellines ; noms que tout le monde mélange. Une chose est sûre, ce sont des bivalves. Lorsque les marées sont importantes, à la limite de l’estran, apparaissent d’amusantes créatures de cette même classe : les bucardes. Ces coques, en forme de cœur de bœuf, d’où leur nom, sortent sur le sable à la limite de la marée basse. Elles ont un long pied, rouge vif, qui leur permet de se déplacer en virevoltant. Une rumeur dit qu’elles sont toxiques. Ce n’est pas vrai mais il faut le laisser croire, car elles n’ont aucune valeur culinaire et distraient les petits et les grands. 

Estran Ouest 2025
Vue depuis un ULM : activité côtière sur l’estran dans la baie du Mont-Saint-Michel, côté breton © CC BY-NC-SA 2.0/Mehdi Lemoire/Flickr

Dédaignant la modeste pêche à pied, imitant le geste auguste du semeur, sévissent les chercheurs de trésors avec leur détecteur de métaux. Ces Long John Silver, hantise des archéologues, balaient méthodiquement l’espace, et, à chaque tintement de l’appareil, se baissent pour ramasser ce qui ne peut être qu’un doublon espagnol… À mesure que les terriens sont contraints de refluer, goélands et mouettes apparaissent, cherchant pitance dans les trous creusés, ou à la limite de l’eau. Querelleurs et braillards, ils brisent le silence liquide du grand recouvrement, qui les oblige sans tarder, eux aussi, à reprendre leur envol.

L’estran, c’est aussi une zone de repli face au « surtourisme » car l’étendue humide rend les bottes obligatoires ou exige des pieds nus. Les Nike seraient irrémédiablement altérées par l’eau salée. À l’écart du défilé des pèlerins sur les îlots, comme celui qui porte la tombe de Chateaubriand par exemple, l’hôte de l’estran s’isole, à l’écart, loin de la foule déchaînée. Celle-ci s’amasse sur les remparts pour jouir sardoniquement du spectacle qu’offrent les malheureux qui se sont laissé entourer par la marée sur les îlots accessibles car presqu’îles à marée basse. On s’esclaffe collectivement de les voir retirer leurs chaussures et hausser robe et pantalon pour parcourir le plus vite possible, dans les embruns des vagues, la petite digue immergée. L’hilarité retombe d’un coup lorsque les quasi-naufragés atteignent la plage.

Loin de la fête servile, l’estran est une manière d’aborder la philosophie asiatique grâce au cycle d’impermanence qui le caractérise. Dans une bonne odeur iodée, un regard curieux sur ce que le sable offre permet nonobstant de se consoler de cette instabilité perpétuelle. Les couleurs de la nacre irisée rose et bleue de l’ormeau, la rampe à hélice du musée Guggenheim de Frank Lloyd Wright dans un coquillage spiralé fendu, la finesse argentée de l’anomie translucide en forme de monocle, la canine d’un petit félin qu’imite le dental. Sans oublier le silex qui, si l’on parvient à le briser, produit un grattoir paléolithique ou une pointe de flèche, et les petites crevettes, dans les mares, dont la fulgurante détente peut les propulser vers l’arrière à… 80 km/h ! Face à la mer indifférente qui joue inlassablement sa partie, on peut ressentir aussi un délicieux sentiment de vide et d’abandon qui nous ramène à notre condition. Ce que dut éprouver le jeune Chateaubriand…

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