Le déplacement du western : entretien avec Pierre-Julien Marest

L’Ouest dans le cinéma serait-il le paysage de l’anarchie ? Sinon, comment comprendre le sens de la frontière dans le western ? Pierre-Julien Marest, éditeur et critique de cinéma, a accordé un entretien à EaN pour y répondre et pour identifier les nouvelles frontières du western.


Y a-t-il eu une évolution dans la manière dont le western traite le « destin manifeste » de l’Amérique ?

Pour faire vite et à grands traits : les États-uniens de la côte Est ont été, historiquement et mythologiquement, appelés à conquérir l’Ouest, c’est ce qu’on a pu nommer leur « destin manifeste » et le western est, par excellence, le genre cinématographique qui raconte cette aventure, faite d’individualités, de héros souvent solitaires, qui font parfois équipe pour annihiler l’anarchie, qu’elle soit représentée par des bandits ou des Amérindiens. Lorsque John Huston tourne Le Vent de la plaine en 1960, on lui impose un massacre d’Indiens durant le finale, qui tire son film vers le bas, ce qui est désolant puisqu’il veut tourner un film antiraciste et qu’il l’a conçu avec le scénariste de Johnny Guitare, Ben Maddow, dont on retrouve la patte lors des scènes les plus intéressantes.

Pourtant, cela fait des décennies que le genre cherche à gagner en profondeur, à questionner sa mythologie – ce qu’on désigne parfois, outre-Atlantique, comme « western révisionniste ». En 1948, Le Trésor de la Sierra Madre, non content d’être l’un des premiers films hollywoodiens à traverser la frontière pour être intégralement tourné au Mexique, plonge un héros de film noir (Humphrey Bogart) dans un film d’aventures qui comporte pourtant tous les emblèmes du western : la quête de l’or, des Indiens, des chevaux, des bandits… Au cours des années 1950, la morale se complexifie, chez Ford évidemment, mais aussi avec les héros fragiles et hantés que campe James Stewart pour Anthony Mann (Winchester ’73 (1950), Les Affameurs (1952), L’Appât (1953), Je suis un aventurier (1954) et L’Homme de la plaine (1955)).

En 1958, dans Le Gaucher d’Arthur Penn, on découvre un Billy le Kid suicidaire et, l’année suivante, L’Aventurier du Rio Grande de Robert Parrish raconte l’histoire d’un pistolero (Robert Mitchum) apatride et las de la violence, qui ne cesse de traverser le Rio Grande pour fuir le Mexique comme le Texas où il est tour à tour indésirable. Ces traversées du fleuve rappellent que la conquête de l’Ouest s’est heurtée au mur du pacifique, si bien que certains westerns empruntent la voie du sud pour le Mexique, sinon du nord et des Rocheuses, ainsi Jeremiah Johnson (1972).

Le déplacement du western : entretien avec Pierre-Julien Marest
« Quand la Terre appartenait à Dieu », Charles Marion Russell (1914) © CC0/WikiCommons

Le Rio Grande, fleuve séparant le Mexique et l’U.S.A. serait-il devenu la nouvelle frontière ?

La question de la traversée du fleuve est au cœur du Convoi sauvage, que Richard C. Sarafian a tourné en 1970, dans la foulée de son autre chef-d’œuvre contestataire, Point limite zéro, road-movie au cœur d’un pays en quête de sens à l’heure de l’essor de la contre-culture. Le Convoi raconte l’histoire d’une cohorte de trappeurs en 1820, qui a chargé un navire de peaux de bêtes et le traîne à l’aide d’une vingtaine de mules en plein pays indien, cherchant une voie navigable. L’un d’eux (Richard Harris) est blessé et laissé pour mort près d’un fleuve ; le capitaine du bateau (John Huston) remarque qu’il a de la chance : « Il ne lui reste qu’un fleuve à traverser. Charon l’attend. »

La frontière est donc celle qui sépare la vie de la mort et, évidemment, l’homme ne succombe pas et part dans ce qu’on imagine être une quête de vengeance. Le capitaine poursuit son chemin et semble se détourner de l’enjeu capitaliste (la vente des peaux de bêtes) pour adopter une couleur plus mystique : « Nous explorons de nouvelles frontières. […] Nous sommes ici pour explorer la nouvelle Amérique ! Creuser dans ses régions païennes ». Il n’est pas loin de penser à Achab, le héros damné de Melville, dans Moby Dick. Étonnamment, dans Le Convoi, c’est une vision rousseauiste de l’état de nature qui prévaut ; et la conquête ne se fait pas sur des territoires, mais sur la liberté individuelle. Ce qui peut renvoyer à un nihilisme actif, voire à une forme d’anarchisme.

L’Ouest serait-il intrinsèquement anarchique ?

L’Ouest à conquérir semble effectivement renvoyer à l’anarchie, ou au mythe du sauvage, tel qu’on peut le voir, cannibale, dans Fureur apache de Robert Aldrich en 1972. Un curieux film de Huston sort la même année, Juge et hors-la-loi. Le scénario a été écrit par John « Apocalypse Now » Milius, ce cinéaste traumatisé de n’avoir pu aller se battre au Vietnam. Mais, au déplaisir de ce dernier, Huston, lui aussi libertaire et anarchiste, le retouche. Pour faire vite, un juge autoproclamé franchit une rivière au Texas et prend possession d’une terre dont il fait, en quelque sorte, son royaume. Au bout d’un certain temps, il quitte son village pour réapparaître vingt ans plus tard et découvrir que c’est devenu une ville pétrolière. Il la met à feu. Le tournage a lieu en 1971 aux Old Tucson Studios, de même que Joe Kidd, avec Clint Eastwood. Deux ans plus tard, Eastwood, acteur et réalisateur, met à feu un village entier dans L’Homme des hautes plaines, réduisant à néant une communautés de lâches.

Dans ces deux films, le western franchit une frontière métaphysique, la réapparition surprenante du Juge pouvant laisser penser qu’il est, comme le héros des Hautes Plaines, un fantôme. Cette idée, on peut déjà l’entrevoir à la fin de L’Homme des vallées perdues (George Stevens, 1953) lorsque le héros traverse, dans le plan final, un cimetière, idée qu’Eastwood reprend dans son remake Pale Rider. Peut-être même emprunte-t-il à ce film l’idée d’ouvrir Impitoyable sur des regards d’enfants. Si tout le monde se rappelle qu’Eastwood dédie ce dernier à Leone et à Ford, je crois que Clint a une filiation évidente avec Stevens, sans oublier ces deux grands anarchistes que furent Ford et Huston.

Poster pour "Rio Bravo" (1959) © CC0/Warner Bros Pictures Distributing Company
Poster pour « Rio Bravo » (1959) (détail) © CC0/Warner Bros Pictures Distributing Company

Y aura-t-il d’autres frontières à maitriser ?

Bien avant le remake du Rio Bravo de Howard Hawks par Carpenter (Ghosts of Mars), il y a le fameux discours de Kennedy en 1960 sur la Nouvelle Frontière, concept vague qui promet d’affronter autant les questions de racisme que « les domaines inexplorés de la science et de l’espace ». C’est vaste. On peut imaginer que les fantasmes babéliens de conquête céleste débutent à la fin du XIXe siècle – l’essor de la construction de gratte-ciel aux États-Unis –, c’est-à-dire peu ou prou une fois que l’Ouest a été « civilisé ». Et puis, mettons que la conquête de l’Ouest se soit arrêtée en Californie, il est amusant de constater que c’est là que naît la conquête du corps, avec notamment la fameuse Muscle Beach ou la salle de bodybuilding des frères Gold, qui sert de décor au fameux documentaire sur Schwarzenegger, Pumping Iron. Dans les années 1950, les États-Unis se lancent dans une tentative de conquête définitive des esprits, avec le projet MK-Ultra de la CIA par exemple, qu’on peut deviner en filigrane dans Un crime dans la tête (John Frankenheimer, 1962). Le western, avec la disparition de ses icônes, a tendance à devenir « méta » ou « dernier western », c’est-à-dire qu’il contemple sa propre fin, assiste à la mort de ses légendes (John Wayne dans L’Homme qui tua Liberty Valance de Ford ou Le Dernier des géants de Don Siegel) et commente sa propre fin, parfois de manière radicale avec la présence d’une moto dans Un nommé Cable Hogue (Peckinpah, 1970).

J’ai envie de croire que, dès lors, la nouvelle frontière se trouve naturellement dans l’espace. Ce n’est pas un hasard si Eastwood, après avoir cloué le cercueil du western avec son crépusculaire Impitoyable, tourne en 2000 Space Cowboys, l’histoire de quatre héros d’un autre temps (celui de la conquête de l’espace avant l’époque de la NASA), qui parviennent à s’imposer pour aller mener un duel dans l’espace, le vilain anarchiste étant un satellite russe bardé de missiles nucléaires. Ils ne sont en rien des cowboys, si l’on omet un plan où on les voit avec des chapeaux emblématiques, et un certain sens de l’individualisme.

L’un de ces space cowboys, joué par Tommy Lee Jones, ne revient pas et reste sur la Lune, d’où il contemple la Terre, seul comme Burt Lancaster à la fin de Fureur apache, par exemple. James Gray, pour Ad Astra (« vers les étoiles », en latin), reprend Tommy Lee Jones (et des photos de lui à l’époque du tournage de Space Cowboys) pour interpréter, dans un futur proche, un héros de la conquête de l’espace qui s’est perdu en cherchant une forme de vie intelligente. Son fils, joué par Brad Pitt, part à sa recherche dans le grand inconnu ; sur son chemin, alors qu’il approche de la face cachée de la Lune, son rover est poursuivi par des bandits. Au terme de son périple, il découvre quoi ? Que la seule chose importante, c’est sa famille. Il ne repartira pas vers la solitude de l’espace, comme dans La Prisonnière du désert, mais restera auprès de ses proches, comme dans Le Convoi sauvage.

Votre filmographie parait éclectique : pas de Howard Hawks, ni de John Ford !

On trouve déjà nombre d’études passionnantes sur le western, d’où le choix d’emprunter ce chemin de traverse. J’imagine que, si je devais garder cinq westerns, ça serait Johnny Guitare, La Prisonnière du désert, Rio Bravo, Il était une fois dans l’Ouest et Impitoyable, mais cela n’a rien de très original. Pour le reste, Ingmar Bergman a déjà dit que Ford était le plus grand cinéaste au monde. Qui serais-je pour le rappeler ?

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