La dernière étape du festival d’Avignon présente, comme les précédentes, des documentaires, des histoires de conflits familiaux ou ethniques, d’épreuves et de souffrances qui devraient nous conduire à relativiser les nôtres.
Le 21 juillet, le directeur du festival a présenté son bilan d’étape en commençant par les orages de la veille, qui ont interrompu Le Soulier de satin au deuxième acte. Les spectateurs sans abri, accueillis par Éric Ruf dans la pièce de repos des acteurs, ont discuté avec lui jusqu’à l’aube. Encore une nuit de légende à ajouter au patrimoine du festival. En 1993, l’orage avait mis fin de même au Dom Juan de Jacques Lassalle : les blasphèmes lancés vers le ciel par Andrzej Seweryn avaient provoqué une riposte immédiate, coups de tonnerre, éclairs et pluie. Mais répondre ainsi au très chrétien Claudel !!! Que se passe-t-il là-haut ? Qui s’est emparé de la foudre ?
Ensuite, les bonnes nouvelles. Taux d’affluence record. Quarante lieux de spectacles. Trente-deux créations. Seize nationalités. Parité absolue. Défense des idéaux démocratiques, humanistes, « and the things that everyone else is against, like peace and justice and brotherhood », chantait jadis la Folk Song Army de Tom Lehrer. L’effort constant en direction de la jeunesse a permis de passer en trois ans de cinq mille à neuf mille premières visites. Chiffres qui devraient nuancer l’impression d’un public majoritairement caucasien, aisé, et âgé. À l’actif aussi, de fortes retombées économiques. Des tonnes de gaz carbonique économisées par la synchronisation et le covoiturage avec le Off. Puis les mauvaises nouvelles : lui et son équipe sont attaqués par l’extrême droite qui les bombarde d’insultes et de menaces sur internet. Des plaintes, aussi, sur la faible place accordée aux œuvres dramatiques en langue arabe, mais il en a programmé d’autres l’an prochain. À propos, la langue invitée sera le coréen.
Tiago Rodrigues souligne le succès du travail collectif en citant le mot de Madame la Maire Cécile Helle : « La ville entre en festival ». En effet, les salles, les rues, les bistrots sont pleins à craquer. Au volant de sa Baladine, l’ex-conductrice de poids lourd croisée en 2023 le constate avec indulgence en se frayant un chemin parmi la foule : « ils sont dans leur petit monde, dans leur festival ». Ce serait donc ça, Avignon en juillet, un îlot où il fait bon vivre ensemble, cerné de radicaux fanatiques. Mais que dire de ceux installés dans la bulle, les intégristes de l’autre bord, auxquels on offre une estrade, un micro complaisant, où déplorer une seule catégorie de victimes ? Leur cause, noble en soi, sert trop souvent d’alibi à des relents de plus en plus désinhibés d’antisémitisme. Tiago Rodrigues se garde d’employer le terme « génocide », mais le mot s’affiche partout. Une autre série de plaintes dont il ne parle pas circule sur les réseaux sociaux à propos de son discours d’introduction, lui reprochant de n’avoir rien dit des massacres en Syrie et au Soudan qui ont coïncidé aussi avec le début du festival, ni évoqué lors des précédentes éditions les Yézidis, les Chaldéens, ou les millions de morts du Congo.
Malgré la volonté affirmée de diversité, d’ouverture au débat, l’impression domine d’une uniformité de la pensée. Impossible bien sûr de tout voir et tout entendre mais on finit par se demander s’il existe des voix discordantes, et pourquoi elles se taisent. Aucun doute que les menaces proférées contre le festival soient bien réelles, qu’une partie de la droite souhaite voir éradiquer en bloc les cultureux. La gauche pourrait éviter de lui fournir des arguments, et le festival offrir l’occasion de débats rigoureux sur la place du théâtre dans des situations géopolitiques infiniment complexes. Au Café des idées, « Le théâtre de la peste » de Patrick Boucheron ouvrait un abîme de réflexion en reliant Ibn Khaldoun, Boccace, Defoe, Artaud, Reich, Camus aux Dernières Nouvelles de la peste de Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent en 1983, et au « Décamérez ! » de Nathalie Koble.

« Ramener cette histoire à ses propriétaires », c’est le but que s’est fixé Dida Nibagwire, « en créant un espace de mémoire, de deuil et de joie ». Le spectacle, inspiré du roman de Gaël Faye traduit en kinyarwanda, a été donné à Kigali puis Nyamata où avaient commencé les assassinats, avec des acteurs rwandais et burundais, des costumes aux couleurs ensoleillées inspirés d’un art décoratif traditionnel, des chants et des danses. Cyrano de Bergerac ne dirait rien aux habitants des collines, il a été remplacé par Rambo. Les enfants d’un père français et d’une mère rwandaise vivent heureux au Burundi, jusqu’au divorce de leurs parents, qui coïncide avec le massacre des Tutsis par les Hutus. Pourquoi se font-ils la guerre ? Ils ont le même pays, la même langue, le même Dieu. Ils n’ont pas le même nez, répond le père, qui au fond n’y comprend guère plus que ses enfants et ne veut pas qu’ils se mêlent de politique. « Encore un coup bas de la France », elle a pris le parti des Hutus ses alliés, assure leur oncle. Cette accusation fit l’objet d’âpres controverses jusqu’à ce qu’une commission d’enquête exonère la France de complicité dans les massacres mais la juge lourdement responsable de ne pas les avoir empêchés. À la fin, quand le plateau est couvert de cadavres, le jeune Gaby en appelle au public : « Après nous, s’il vous plaît, inventez un nouveau pays. »
« L’intime », le terme revient maintes fois dans les interviews à la presse et les rencontres matinales du cloître Saint-Louis [1]. Comme nombre de ses confrères, Tamara Al Saadi situe son œuvre « au croisement du politique et de l’intime ». L’attentat du Hamas ayant suspendu son projet de mettre en miroir une jeunesse héritière de l’occupation coloniale avec des jeunes Palestiniens invisibilisés, Taire s’attaque aux dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance : « Le sort des enfants placés dans l’Hexagone est de l’ordre de la crise humanitaire. » Face aux quatre cent mille enfants de l’ASE (aide sociale à l’enfance), « réifiés, interdits de parole », c’est le destin d’Antigone, « réinventée comme une figure silencieuse », qu’elle noue avec celui de la jeune Eden, un peu comme l’an dernier la Nadia d’Hécube pas Hécube se battait contre l’inertie des services publics. Arrachée par les rigueurs du règlement administratif à une famille d’accueil aimante, les Ben Abdallah, Eden passe de main en main, de plus en plus rétive, progresse dans la petite délinquance, puis d’un foyer à la rue, héritière comme Antigone « d’erreurs commises avant elle ».
Heureusement, la mise en scène de l’autrice, soutenue par des acteurs doués, un dispositif mobile, des instruments de musique et des bruitages éloquents, est plus subtile que ses déclarations d’intention. Un ballon gonflé crée des vols d’oiseaux pépieurs. Le pincement d’un fil métallique singe le stylo péremptoire de la directrice de l’ASE. Cependant, si la réécriture du mythe thébain joue avec brio de l’anachronisme et répartit équitablement la parole entre tous les protagonistes, les tableaux de la vie d’Eden, tout inspirés qu’ils soient de faits réels, sont d’un schématisme cru. La mère qui vient d’interpréter le rôle de Créon échange son manteau royal pour un petit col blanc propret, chouchoute une nichée d’enfants plus blonds, crétins et odieux les uns que les autres, mais prive Eden de nourriture et la traite comme une servante. Un membre de la famille Ben Abdallah finit par retrouver la jeune fille et offre de l’accueillir. Mais, faute d’avoir été écoutée enfant, Eden semble devenue incapable d’entendre qu’elle est aimée. La dernière image la montre perdue, perplexe, aux pieds d’Antigone.
Les précédents exercices de déconstruction/reconstruction des classiques pratiqués sur Shakespeare et Cervantès ne manquaient pas d’humour ni de panache. Cette fois, le sujet, le désastre de Salamine, vécu par les ennemis de la Grèce, ne prête pas à rire, mais il aurait pu émouvoir si le chœur n’avait pas choisi de vociférer son texte recto tono, conduit comme une chiourme par le martèlement d’un tambourin. Décrivant avec enthousiasme il y a fort longtemps une représentation des Perses par les agrégatifs du Groupe antique de la Sorbonne, Georges Pelorson espérait qu’ils redonneraient un jour la pièce, ce qu’ils feront avec un immense succès pendant des années : « Darios apporte au concert tragique la voix de la sagesse. Xerxès, celle du malheur. La reine, sa mère, celle de la pitié.… Je n’ai depuis longtemps rien vu d’aussi parfait, d’aussi vrai ni d’aussi poignant que la scène incantatoire jouée par le Chœur, et qui précède l’apparition de Darios. » Morin a démonté les remparts, reste à finir le pont.

Israël et Mohamed, quant à eux, croisent l’intime et l’intime. Leur titre est une déclaration d’amitié. Tous deux footballeurs contrariés, ils partagent des lésions physiques et morales. Variante de l’écriture de plateau, ce sont d’abord leurs pères qui se confient sur deux écrans parallèles, et disent désapprouver la voie que leurs fils ont choisie, l’un, auteur et metteur en scène, du gâchis vu qu’il a fait Sciences Po ; l’autre, danseur iconoclaste de flamenco. Mohamed le francophone interviewe les pères, raconte ses souvenirs et traduit ceux d’Israël, le gitan andalou, bègue, qui s’exprime par la danse. De politique, point ou presque, sauf à la fin où le père de Mohamed déclare qu’il ne viendra pas le voir jouer à Avignon parce qu’il a mis le nom Israël dans son titre et que 20 000 enfants sont morts à Gaza. Ce nom, le danseur le remplace par Galván quand il est en tournée dans des villes arabes. Pourquoi ses parents le lui ont donné, on ne le saura pas. « Es una casualidad que me llamo Israel », un hasard, confie-t-il, mais le titre de leur spectacle exprime l’espoir d’une résolution. Ils dressent chacun un autel au père distant, et y déposent une série de cadeaux. Mohamed a rédigé une longue lettre sur leur relation, et construit une mosquée gonflable au-dessus du cloître. Israël offre au sien ses nombreuses médailles et réinterprète la farruca qui lui a valu le grand prix de Cordoue.
Ça commence avant de commencer par un quart d’heure où cinquante-deux musiciens dans la fosse désaccordent méthodiquement leurs instruments. Amateurs de musique classique et d’harmonieuses mélodies, vous êtes prévenus. Le compositeur, qui vient « plutôt de la musique improvisée, du jazz, de la noise », s’applique à créer « une musique physique qui produit un théâtre physique ». Le thème, un conflit cruel entre mère et fille dédoublées – une comédienne et une chanteuse lyrique –, se déploie sur fond de miracle, conduit par le principe d’incertitude, et souligné de manière aléatoire par un miraclophone, instrument à balanciers créé pour la circonstance. L’orchestre de la fosse est doublé (de vitesse) par un petit orchestre sur le plateau qui couvre les voix des chanteuses, c’est grâce aux surtitrages qu’on peut suivre leur dialogue. À l’instant même où la fille apprend que sa mère vient de mourir, celle-ci surgit, belle et considérablement rajeunie, ignorant qu’elle est morte. Une autopsie confirme qu’elle l’est vraiment. L’échange de reproches post mortem est violent, la mère dit n’avoir jamais voulu cette enfant, et en fait la démonstration par une scène d’accouchement qu’elle tente de bloquer, dans une église où l’image du Christ se dessine sur les murs comme sur le Saint-Suaire, au milieu d’un chœur de curés. Standing ovation, de rigueur désormais à chaque spectacle du In.
Vive le sujet, c’est la partie expérimentale du programme. Sans qu’apparaisse jamais Péguy, ni la mère de quiconque, deux jeunes de trente et vingt-deux ans règlent leurs comptes avec la génération des baby boomers. La metteuse en scène, Suzanne de Baecque, fille d’Antoine, le commissaire de l’exposition « Les Clés du Festival » à la Maison Jean Vilar, propose une rencontre choc de cultures à Hervé Vilard : « j’essaie de chanter, il essaie de jouer », et c’est le comédien Zachary Bairi qui donne un cours de théâtre à l’auteur du tube des années 1960 « Capri c’est fini ». L’exercice démarre laborieusement, devient de plus en plus drôle, et assez cruel. Au début, Hervé Vilard traîne les pieds, méfiant à juste titre. Personne ne le croit quand il raconte avoir fait arrêter des nazis en Amazonie parce que les héros, c’était avant sa génération, une bande de nazes qui n’ont jamais rien fait. Il se prête au jeu avec humour, se prend les pieds dans les plantes en pot censées représenter la jungle, puis valse avec Suzanne sur le thème « Poco allegretto » d’Aimez-vous Brahms ?
Jeudi 24 juillet, Emmanuel Macron déclare qu’il annoncera en septembre à l’ONU la reconnaissance par la France d’un État palestinien, projet que rejettent « fermement » les États-Unis : « pour la gauche, une annonce tardive, pour l’extrême droite, une décision ‘précipitée’ [2]. » À quoi Netanyahu riposte : « les Palestiniens ne cherchent pas à obtenir un État aux côtés d’Israël, ils cherchent un État à la place d’Israël », rappel du slogan menaçant « From the river to the sea, Palestine will be free [3] ». Depuis l’affaire Dreyfus, les deux France ont réussi tant bien que mal à cohabiter jusqu’ici. Les deux États y parviendront-ils s’ils n’ont chacun d’autre objectif que la mort de l’autre ?
[1] Rencontres accessibles en vidéo sur le site festival-avignon.com.
[2] Le Monde avec l’AFP, 25 juillet 2025.
[3] Sur l’histoire et les conflits d’interprétation de ce slogan, voir Elsa de La Roche Saint-André, Checknews de Libération, 7 novembre 2023.