Fin des années 1960 : un vent nouveau souffle sur le rock. Il a pour noms Jefferson Airplane, The Doors, Janis Joplin… Il balaye la Californie et au-delà. Échos et réminiscences d’un adolescent d’alors.
Un vent d’Ouest… souffle sur le rock. Un vent venu d’Angleterre, porté par les quatre garçons que l’on sait, une tornade électrique qui a nom Dylan, un zéphyr qui s’entend depuis Los Angeles et San Francisco, et se transmet comme un virus par la voie hertzienne. The Mamas and the Papas donnent le la, il ne reste plus qu’à les suivre :
« All the leaves are brown
And the sky is gray
I’ve been for a walk
On a winter’s day
I’d be safe and warm
If I was in L.A.
California Dreaming
On such a winter’s day. »
Le rêve californien… Rien que ça et rien d’autre que ça !
États-Unis, côte Ouest, milieu/fin des années 1960. Je ne suis presque pas encore né que Jefferson Airplane a déjà décollé, les Doors en sont à la fin de leur apogée, Janis Joplin a rejoint Jimi Hendrix dans les catacombes du rock. Qu’importe ! L’adolescent que je suis ignore le temps. Ignore la mort. Et quand je découvrirai, quelque dix années plus tard, le paysage musical californien des sixties, ce sera comme une seconde naissance. Autant de scénettes primitives, d’aucuns diraient primales, que je me rejoue depuis le cœur d’une banlieue ni triste ni joyeuse, à… l’est… de Lyon. Je peux enfin danser sur le volcan familial ! So far away from everything.
De fait, le premier disquaire digne de ce nom (la FNAC pour ne pas le nommer) est à une vingtaine de kilomètres de mes pénates, il est fermé le lundi (!), mais possède quand même des bacs profonds comme des tombeaux. Il y a aussi Jelmoli, un grand magasin suisse qui vient d’ouvrir à La Part-Dieu, un centre commercial hideux comme… un centre commercial. Un papillon géant surmonté d’un E majestueux accueille le chaland – les spécialistes auront reconnu la marque de fabrique du label Elektra – le papillon pour les 33 tours, la chenille pour les 45 tours, of course. J’y fais l’acquisition, quand je paye en espèces, ce qui est chose plutôt rare…, de mes premiers LP et de nombre de cassettes (chrome s’il vous plaît) qui me permettront de dupliquer les albums qui manquent à mon tableau de chasse, les introuvables et les fameux imports. Il y a aussi les revues, Rock & Folk, Best, que j’emprunte sous mon manteau ; les poètes précurseurs, Cummings, Kaufman, Kerouac, tous abrités par Christian Bourgois… La radio fera le reste – lointain souvenir d’une émission de Georges Lang sur WRTL, « Les Nocturnes ». Mon corps est devenu un juke-box. Mon cœur ne sait plus où donner de la tête. J’ai l’esprit farfelu et la chevelure qui va avec. Je passe désormais toutes les nuits à l’ouest :
« Made the scene, week to week
Day to day, hour to hour
Gate is straight, deep and wide
Break on through to the other side » (Jim Morrison The Doors/Break on through)
Au vrai, je suis et serai bien en peine encore aujourd’hui de dire ce que recouvre le rock de ces années-là en cette contrée-là. On peut le nommer sous des appellations diverses, couper et recouper des genres, des influences : protest song, folk rock, garage, psychédélisme… Quant à les regrouper sur un même tableau, je ne m’y aventurerais pas. Quoi de commun, en effet, entre le son acide des Seeds et certaines harmonies planantes des Love ? Le timbre envoûtant de Grace Slick et la voix rauque de Janis Joplin ? Où se situe le gracile Tim Buckley par rapport aux précédents nommés ? Autant de tribus, autant de personnalités, autant d’univers musicaux… Les groupes eux-mêmes cèdent parfois aux charmes de l’improvisation tant et si bien qu’on finit par ne plus les reconnaître. Un critique de Rock & Folk, Guy Kopelowicz, écrit à propos de Jefferson Airplane en concert à Londres (octobre 1968) : « Jouant visiblement pour le plaisir, ils s’attardent peu sur la présentation sur scène. Les musiciens font n’importe quoi, rien et tout, mais quelle musique ! Chaque membre ayant son rôle à jouer, les sons s’additionnent ou se divisent en séries d’harmonies contrapuntiques pour donner une très grande variété de couleurs. » On ne saurait être plus précis dans l’imprécision. Qu’importe bis ! L’adolescent que je suis ignore la contradiction !

« And I wave goodbye to speed
And smile hello to a rose » (Tim Buckley/Goodbye and Hello)
Sans doute le rock version et versant côte ouest s’entend-il plus comme un rêve chevillé à des mots d’ordre communs à une génération qu’à une quelconque hiérarchie des goûts et des valeurs. L’innocence primait sur l’expérience, pourrait-on dire, et il me semble bien que ce qui poussait l’adolescent d’alors à aller regarder, et écouter, de l’autre côté de, c’était plus l’accomplissement d’un désir que le désir d’un accomplissement. La West Coast me parlait parce qu’elle contenait, en ses bornes et confins, tout le sable et toute la chaleur qui bordaient son océan, le bien nommé Pacifique. Mais où ai-je donc entendu dire qu’il avait « quelque chose d’un peu efféminé » ? Dans un Columbo, je crois – série californienne s’il en est ! Le Pacifique était en tout cas préférable, et préféré, à l’autre océan, son courant venu du nord, avec ses relents de guerre froide, dont nous percevions les échos lancinants sur les radios pas encore tout à fait libres :
« And now it’s time for you and me
Got a revolution, got to revolution
Come on now we’re marching to the sea » (Jefferson Airplane/Volunteers)
Cet esprit West Coast supplantait-il son homologue de l’East Coast ? Tout est peut-être dit dans le vocable homologue : au fond, les expériences des uns se rapprochaient musicalement, et sensiblement, des expériences des autres. Flat Earth Society n’est en fin de compte pas très éloigné des Chocolate Watch Band. Même le Velvet Underground, s’il ne ressemblait pas tout à fait, ne dissemblait guère. Promesse idéelle, et musicale, à laquelle j’adhérais pourtant mollement… Et il me faudra attendre la décennie suivante pour aimer quand même les uns après avoir adulé les autres : Patti Smith, Television, notamment…
… Le temps passe, et toutes les bonnes choses ont une fin, n’est-ce pas ? Côté Pacifique, la musique s’adoucit plus que de raison. Les seventies seront sucrées ou ne seront pas : welcome to the Hotel California !
Mais où donc s’en est allé le vent d’Ouest ?
« Small things like reasons
Are put in a jar
Whatever happened to wishes
Wished on a star ?
Was it just something
That I made up for fun ? » (Marty Balin & Jefferson Airplane/Comin’ back to me)