1960 : ouverture de l’autoroute de l’Ouest. Je me souviens de cette cérémonie des grands départs d’été. Cette fierté de dire à la rentrée scolaire : « j’ai pris l’autoroute de l’Ouest », comme si c’était l’Amérique, comme si Cherbourg était la lune. Une annonce teintée d’un sol dramatique à Boulogne-Billancourt. Usine Renault, guerre d’Algérie oblige.
Prendre la route de la Reine, puis le rond-point Rhin et Danube, franchir le pont au-dessus de la Seine et s’engouffrer dans le profond tunnel de Saint Cloud. Un dernier regard sur l’île Seguin, ses cheminées Renault, le quartier de la rue Solférino où se logent nos voisins ouvriers algériens. Les hommes du losange. Les forçats des boulons. Nous habitions là, entre 1955 et 1965, entre trois grandes secousses, celle de l’essor des ateliers Renault, premier constructeur français d’automobiles, celle de nos grands départs en vacances sur l’autoroute de l’Ouest, à deux pas de chez nous, celle des flaques de sang sur quelques trottoirs, meurtres d’Algériens dont je ne comprenais pas le sens. Dans la presse : « les gardiens des usines Renault auraient appelé les policiers qui, le 23 septembre, après une fusillade dans une rue de Boulogne, abattirent trois terroristes nord-africains ». Je compris plus tard cet entrefilet presque anodin.
« Retenez votre respiration, les enfants ! » Je fermais alors les yeux, lèvres pincées dès l’entrée grisâtre du tunnel avant la montée sur l’autoroute de l’Ouest. Une affaire d’État pour les chauffeurs phares pleins feux, pare-brise nettoyés, fenêtres bouclées. Un tunnel sans éclairage « qui allait-venir-un-jour », disait RTL. Respirer fort, tenir en apnée, retenir son souffle le temps de ces 900 m interminables. Retenir ma respiration à huit ans annonçait le grand départ d’été. Un jeu annonciateur d’une nouvelle aventure.
Quel bonheur de dire que nous avions roulé le 6 juillet sur l’autoroute de l’Ouest, l’autoroute de Normandie, rejoindre Trappes-Mantes-la-Jolie-bientôt Vernon, puis filer sur Rouen, Caen, Cherbourg. Une aventure proche du western dans ce tube sans fin, un tuyau noir comme un pot d’échappement, enfumé jour et nuit et qui nous faisait peur. La panne d’essence ! L’accident, faire des tonneaux successifs comme Alain Delon dans Sois belle et tais-toi avec cette fameuse Renault 4CV de l’île Seguin.
Et d’arriver en face de la presqu’ile de Tatihou, lieu d’enfermement des garçons indisciplinés, puis un tour sur le nez de Jobourg pour apercevoir l’île de Guernesey, ah les Anglais ! La mer enfin, ramasser les bulots, apprendre à nager.
La route serait longue. Elle sera préparée dès six heures du matin : faire des essais de démarrage à la manivelle de la 4 CV, une tige de fer glissée dans la bouche du moteur en levant les yeux au ciel : pourvu qu’elle démarre ! Rater les cinq premiers coups de poignet. S’y reprendre à dix fois, une source d’énervement qui provoquait l’allumage d’une Gitane Maïs de la mère. Encore une.
Le départ en vacances était précédé de vérifications indispensables, l’état des bougies, la galerie sur le toit bien arrimée, les sandows pour retenir la bâche couvrant les valises, « attention aux crochets ! », les pneus à gonfler avec la pompe – coincée sous le siège avant – non loin de la manivelle.

Le chauffeur – mon père – exigeait le silence en voiture. Nous savions que jurons, râles et sueur dureraient toute la journée. Sur le trottoir, nous restions curieux et distants. Et toujours cette image de cette flaque de sang absorbée par le bitume, les coups de craie blanche au sol pour dessiner le sens du corps allongé. Celui d’un Algérien, disait la boulangère. « Ils étaient deux musulmans algériens. Les gardiens ont tiré sur l’un d’eux, Slimane. Son compagnon s’est enfui. » Mon camarade de classe portait le même prénom. Je ne comprenais pas.
Un regard sur la pointe des pieds, un œil sous le capot gueule ouverte. Il faut d’abord ouvrir le robinet pour faire couler l’essence vers le moteur. Attendre. Tourner la manivelle plusieurs fois pour créer une étincelle qui va aller vers la bougie. Recommencer. Fermer le robinet qui étouffe le moteur. Attendre. Démonter les bougies pour les sécher. Revisser. Attendre. Dernier coup de manivelle avant abandon. Retour à la maison. Attendre. Surtout ne pas commenter ! Prendre l’air triste. Penser aux voisins qui nous regardent en mode : où allez-vous ? En Normandie… les lions dessinés sur la boite à camembert ? C’est la Méditerranée ?
Je me souviens de cette fierté : en prononçant « l’autoroute de l’Ouest », j’annonçais une épopée, genre caravane fantastique à l’assaut des paysages. Sans avouer que le tracé autoroutier s’interrompait brutalement à Mantes-la-Jolie. Une chute sur cette interminable nationale 13 à deux voies, sans ligne jaune ni éclairage. Et cette voiture à la direction tremblante, une boîte de vitesse qui claque, l’arrêt d’urgence pour mettre de l’huile moteur et ses vibrations à vomir. Ce qui ne manquait pas.
En passant devant le kiosque de la rue des Quatre Cheminées à Boulogne-Billancourt, France-Soir titrait : « Huit millions de véhicules automobiles en 1960 », Le Figaro : « Le plus beau réseau routier du monde ! ». Quelle fierté de rejoindre le Cotentin par la grande porte.
On racontera à la rentrée scolaire le nombre de 4CV croisées en chemin, le nombre de voitures immatriculées 01, 02, 03, 04, 05, 06, 07… Ain, Aisne, Allier, Alpes-de-Haute-Provence, Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes, Ardèche… Sans doute le plus grand cours de géographie de ma vie : le nom des départements, les préfectures, les fleuves et les montagnes. Allongé discrètement sur la plage arrière (tiens, encore une plage !), j’observais les écussons collés sur les pare-brise des voitures, les deux lions de la Basse-Normandie, le navire viking des Pays de la Loire, le pirate noirci à plaisir pour la Corse. Et d’ouvrir le concours avec mes frères et sœurs, le nez sur les vitres, les bonnes réponses en clin d’œil. Un jeu parfois interrompu : « Baissez la tête derrière ! je ne vois rien dans mon rétroviseur ! »