« L’Ouest… Toujours L’Ouest… » En suivant la direction indiquée par le pendule du professeur Tournesol dans Le Secret de la Licorne, le bédéphile découvre l’Amérique. Comme le cinéma et le roman, la bande dessinée s’est emparée du western. Parodiant ou sublimant les mythes de la conquête d’un continent immense et sauvage, le genre a donné au neuvième art quelques-unes de ses plus formidables aventures.
« I’m a poor lonesome cowboy. I’m a long long way from home »… L’image est archiconnue. À la fin de ses aventures, Lucky Luke, le cow-boy solitaire qui tire plus vite que son ombre, chevauche nonchalamment Jolly Jumper sous un ciel rougeoyant vers le soleil couchant. Créée en 1946 par le dessinateur belge Maurice de Bevere, dit Morris, la série (Dupuis, Dargaud et Lucky comics) a connu son âge d’or avec les scénarios de René Goscinny. Depuis la mort de Morris, en 2001, elle a fait l’objet de nombreuses reprises et de plusieurs albums hommages. Parmi ceux-ci, on retiendra L’Homme qui tua Lucky Luke de Matthieu Bonhomme (Lucky Comics, 2016) ou Les Indomptés par Blutch (Dargaud, 2023). Bande dessinée humoristique, souvent inspirée de faits réels, Lucky Luke s’inscrit dans une catégorie bien particulière du cinéma et de la littérature romanesque : le western. Tout en parodiant le genre, il retrace par petites touches l’histoire de l’Ouest américain au XIXe siècle, le Far West, et sa conquête – la Frontière se déplaçant au fil des ans d’est en ouest.
La bande dessinée, et en particulier les comics aux États-Unis, s’est emparée très tôt de ce genre grandement stéréotypé. Les aventures racontent des histoires de cow-boys, de shérifs et de cavalerie face aux hors-la-loi et aux Indiens. On retrouve les mêmes décors qu’au cinéma : les prairies des grandes plaines, les montagnes Rocheuses, les canyons, les immensités désertiques, un pays en construction, des villes champignons et des villes fantômes… Tous les ingrédients de la conquête de l’Ouest et de la colonisation brutale par les Européens des immenses territoires de l’Amérique du Nord sont présents : les peaux-rouges – impossible de ne pas citer De Indianen-Reeks (Les Peaux-Rouges, Casterman), la magnifique série réaliste du Néerlandais Hans Kresse ; les trappeurs ; la guerre menée contre les peuples autochtones ; l’esclavage ; la guerre de Sécession – la fameuse série humoristique Les Tuniques bleues (Dupuis) créée en 1968 par Louis Salvérius et Raoul Cauvin en est à son 68e album ! ; les bisons et l’élevage bovin ; le rôle fondamental du cheval (et de la culture équestre) ; la ruée vers l’or ; la construction du chemin de fer (le cheval de fer !) ; la découverte du pétrole. Etc. Cette mythologie est solidement ancrée dans la culture et l’imaginaire des États-Unis d’Amérique et dans les nôtres.

Les héros de la bande dessinée belgo-française s’aventurent très tôt dans l’Ouest américain. On pense par exemple à Bécassine voyage de Joseph Pinchon et Jacqueline Rivière (1921) ou à Tintin en Amérique de Hergé (1931), mais il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que la bande dessinée produise ses premiers chefs-d’œuvre western. En 1954, Jijé (Joseph Gillain) crée le héros Jerry Spring pour le journal Spirou (Dupuis). Série réaliste, elle raconte les aventures d’un cow-boy et de son ami mexicain Pancho et est merveilleusement servie par le talentueux dessin de Jijé qui excelle dans la représentation des paysages du sud-ouest américain et du nord du Mexique, des pueblos écrasés par le soleil, des chevaux et des Indiens. Jijé sera, entre autres, le maître de Franquin et de Morris. Ensemble, ils effectuèrent une rocambolesque escapade de deux années aux États-Unis et au Mexique qui a été racontée par Yann et Olivier Schwartz dans l’album Gringos locos (Dupuis, 2012). En 1962, Jijé prépare La route de Coronado. Il sera assisté au dessin par le jeune Jean Giraud (qui mènera une époustouflante carrière également, sous les pseudonymes Mœbius et Gir). Jerry Spring a inspiré le style et l’atmosphère des Aventures du lieutenant Blueberry. Pour le western en bande dessinée, rien ne sera plus jamais comme avant.
Blueberry (Dargaud) a en effet été créée juste après cette collaboration dans Pilote en 1963. Le prolifique scénariste Jean-Michel Charlier cherchait un dessinateur et se tourne vers Jijé. Ce dernier lui recommandera Jean Giraud pour le dessin. Le cycle a été poursuivi par Giraud, seul aux manettes, après la mort de Charlier en 1989. Il y mettra un point final en 2005. Pour la petite histoire, on note que Jijé a dessiné la couverture de l’album de la première aventure de Blueberry et qu’il a collaboré à plusieurs planches des premiers épisodes. Originaire du Deep South colonial, Mike Steve Donovan, dit Blueberry, devient officier dans l’armée américaine à la fin de la guerre de Sécession. Indiscipliné, débraillé, mal rasé, tricheur, buveur, bagarreur, insolent, Blueberry est très éloigné des stéréotypes du genre. Il a également tendance à foncer tête baissée dans les pires ennuis et à se mettre dans les situations inextricables ! Il participe aux guerres indiennes (mais se pose souvent en défenseur des Indiens) et à la construction du chemin de fer transcontinental. Blueberry tête brûlée et nez cassé (son surnom chez les Indiens) sera rendu à la vie civile et poursuivra ainsi ses aventures.
Sa légendaire saga s’imbrique pleinement dans la conquête de l’Ouest, elle s’inspire du style des westerns culte (jusqu’aux westerns « spaghetti »). On y rencontre des tribus indiennes sur le sentier de la guerre ou pourrissant dans les réserves, des déserteurs de l’armée sudiste et nombre de personnages hauts en couleur : chercheurs d’or, trafiquants d’armes, chasseurs de primes, bandits mexicains… Blueberry partage ses aventures avec deux autres solitaires : l’ivrogne Jim Mc Clure et le nonchalant Red Neck Wooley. Sa route croise également celle de plusieurs femmes apportant une petite part de romantisme à ses aventures. Au fil du temps, le style graphique de Giraud évolue pour atteindre un art remarquable du cadrage, de l’enchaînement des cases et de la composition d’une planche de bande dessinée. Blueberry, anti-héros par excellence, devient un archétype qui en inspirera plus d’un. « Ce qui rend le personnage de Giraud et Charlier tellement attachant et captivant, c’est la multiplicité de ses facettes, son invincible complexité, sans aucun doute travaillée avec acharnement par le dessinateur et le scénariste qui le façonnèrent à travers les années. Assemblage de contradictions et d’espérances, de doutes et d’obsessions, l’éternel lieutenant nous donne matière à exploration de notre propre infini psychologique », souligne le HuffPost le 18 janvier 2020 à l’occasion de la publication de l’intégrale. En 2019, Blueberry a fait l’objet d’une reprise exceptionnelle : Amertume apache (Dargaud) par Joann Sfar (scénario) et Christophe Blain (scénario et dessin). Christophe Blain s’était déjà essayé au western, une fascination et un rêve d’enfant, avec la série d’humour et d’amour Gus (cinq tomes depuis 2007, Dargaud).

Charlier et Giraud ont inspiré de nombreux auteurs de la BD western réaliste (Michel Blanc-Dumont, Derib, Thierry Girod, Michel Rouge, Christian Rossi, Yves Swolfs, Colin Wilson…) et plus récemment Ralph Meyer avec la série iconoclaste et décalée Undertaker (Dargaud, sept tomes depuis 2015) scénarisée par Xavier Dorison : les aventures de Jonas Crow, ancien soldat de la guerre de Sécession coupable de massacres et désormais croque-mort itinérant dans l’Ouest américain en compagnie de son vautour Jed ! Mais après Jerry Spring et Blueberry, une seule autre série a véritablement autant marqué les esprits. Née en 1969 dans le journal Tintin, Comanche, scénarisée par Greg et dessinée par Hermann (dix tomes, Le Lombard), renouvelle le genre, apporte un souffle nouveau et se pose comme une œuvre emblématique. Comanche est la patronne du ranch le Triple 6 dans les plaines du Wyoming, au pied des montagnes Rocheuses. Avec ses personnages attachants (Red Dust, un cow-boy solitaire, véritable héros de la série qui devient contremaître du ranch, un jeune cow-boy impulsif, un ancien esclave, un guerrier Cheyenne et un vieux bougon), la série met en scène un Far West sauvage, violent et brutal, sa modernisation et la lente mutation vers la « civilisation ». Mais des désaccords avec son scénariste et la volonté d’Hermann de « ruer dans les brancards » mettront un terme à leur collaboration. Hermann, Grand prix de la ville d’Angoulême 2016 pour l’ensemble de sa carrière, publiera plus tard plusieurs autres westerns d’importance : deux one-shots, On a tué Wild Bill (Dupuis, 1999) et Sans pardon (Le Lombard, 2015), et la série Duke, sur des scénarios de son fils, Yves H. (Le Lombard, sept tomes entre 2017 et 2023).
La bande dessinée est toujours pleine de ressources et le genre western, comme au cinéma, a su se réinventer et nous réserve sans doute encore de belles surprises. Signalons deux albums récents et indispensables pour conclure ce rapide tour d’horizon de l’Ouest dans la bande dessinée. Dans L’Odeur des garçons affamés (Casterman, 2016) de Frederik Peeters (dessin) et Loo Hui Phang (scénario), l’Ouest devient trouble et envoûtant, il flirte avec le mystère et le fantastique. Le récit joue avec les codes du western dans une balade sensuelle et dérangeante. En 1872, un groupe parcourt le Texas lors d’une expédition au cours de laquelle un photographe répertorie les paysages de l’Ouest pour le compte d’un géologue. Aux confins d’une région hostile tenue par les derniers Comanches, l’aventure part à la dérive et dérape. Comme le résume le site bedetheque.com : « Sur cette frontière lointaine, les limites entre civilisation et sauvagerie s’estompent. Un western intense où la Nature révèle les secrets les plus troubles. » Le crépusculaire, mélancolique et contemplatif Revoir Comanche de Romain Renard (Le Lombard, 2024), hommage aux albums d’Hermann et Greg, se révèle un véritable choc visuel (en noir et blanc, les cases sont traitées comme des photographies), narratif et historique. Ce road trip se déroule au début du XXe siècle, des années après la série. Pour Red Dust, installé en Californie, bien loin du Wyoming, et toujours amoureux de Comanche, on s’en doutait, le temps de l’aventure est révolu. Il a changé de nom et vit avec ses fantômes. Une jeune bibliothécaire qui enquête sur la réalité du Far West va le retrouver et lui confirmer que le mythe est passé, que la modernité est arrivée dans l’Ouest… Le vieux cow-boy appartient désormais à l’Histoire.