Naissance d’un père

Dans Langue paternelle, le romancier chilien Alejandro Zambra, tout à la joie de sa paternité nouvelle, expérimente avec talent les formes d’une littérature qu’il veut « enfantine » pour s’adresser à son fils mais aussi à son propre père.

Alejandro Zambra | Langue paternelle. Trad. de l’espagnol (Chili) par Denise Laroutis. Bourgois, 256 p., 22 €

Sans appel, le constat sur l’absence de transmission d’un savoir sur la paternité que dresse Alejandro Zambra au trente et unième jour de vie de son fils Silvestre n’a pourtant rien d’amer : « Nos pères ont essayé, à leur manière, de nous apprendre à être des hommes, mais ils ne nous ont pas appris à être des pères. Et leurs pères non plus ne le leur avaient pas appris. Voilà. » C’est qu’émerveillé par son bébé et par ce lien nouveau dont il éprouve la force jour après jour, ce jeune père déjà mûr – il a quarante-deux ans – se trouve heureux d’avoir tout à apprendre de la paternité – et à réapprendre de sa condition de fils. On peut donc lire Langue paternelle comme un récit de formation ou un livre d’expérimentations formelles tout autant que comme une lettre au fils, un album de l’enfant, une série de drolatiques essais-nouvelles sur les liens de l’écrivain à son père. C’est en maître de l’humour introspectif et de la curiosité bienveillante qu’Alejandro Zambra y remet allègrement en jeu son rapport à la filiation, à la lecture, à l’écriture.

« Littérature enfantine », le texte sur lequel s’ouvre ce livre aussi ludique qu’affectueux, consigne les surprises ininterrompues de la première année de vie commune du père et du fils. Alejandro s’y adresse à Silvestre, laisse divaguer ses réflexions entre veille et sommeil, explore ses émotions, tout à l’apprentissage de cette « langue paternelle » dans laquelle il communique avec son enfant. La naissance de cette langue advient poétiquement, charnellement, au jour zéro, dès avant le premier mot du père, lorsque celui-ci retient son souffle pour mieux entendre la respiration du nouveau-né. Ce corps-à-corps se poursuit lors de siestes partagées, l’enfant léger posé sur le ventre de son père. Au trois cent soixante cinquième jour de Silvestre, un poème-comptine, véritable déclaration d’amour paternel, vient jouer les envois. Entre-temps, des fragments, tantôt brefs, tantôt longs, croquent les scènes du machisme ordinaire que subit le nouveau père lors de ses sorties avec l’enfant ou moquent gentiment les malencontreux commentaires que lui font certains de ses amis célibataires. D’autres passages interrogent l’expression, ici ouverte et redéployée, de « littérature enfantine », qui suscite tant de méprises voire un léger mépris. Car la terreur du sentimentalisme règne parmi les écrivains de genre masculin, qu’ils soient latino-américains ou d’autres régions du monde. A-t-on idée d’écrire une « lettre au fils » ? Si le romancier chilien avoue craindre le tour que prendra cette écriture qui lui vient comme une montée de lait, il se rend à l’évidence de sa nécessité.

Alejandro Zambra, Langue paternelle.
À l’horizon (Californie) © Jean-Luc Bertini

Bien lui en prend, car Langue paternelle achève de régler son compte à la confusion entre tendresse et mièvrerie. Déjà, dans Poète chilien (Bourgois, 2023), Alejandro Zambra narrait les passes et les impasses d’un lien d’amour entre un fils et son beau-père, trop tôt desserré mais préservé par le détour d’une transmission littéraire. Fort justement intitulé Literatura infantil dans sa version originale, Langue paternelle dévoile comment le romancier identifie sa véritable ambition : parvenir à la magnifique et très fausse simplicité de la littérature « enfantine », car sans enfance – sans désir d’imaginer, de raconter, de « voir les choses comme pour la première fois » –, comment même concevoir l’écriture ? Et l’écrivain de rassembler aussitôt quelques noms pour proposer l’amorce d’un canon littéraire : Jorge Teillier, Hebe Uhart, Bruno Schulz, Gabriela Mistral, Jacques Prévert, sans oublier Baudelaire qui voyait dans le « génie » artistique « l’enfance retrouvée à volonté ».

D’un tendre poème sur le réveil impromptu de l’enfant en pleine nuit au cocasse récit de la rencontre de ses parents, qui, tous deux écrivains, rivalisent d’imagination pour échanger leurs genres (et si j’étais né fille…, et si toi, tu avais été un garçon) et se dire à mi-mot leur désir, la première série de textes de Langue paternelle s’exerce à la liberté de cette littérature « enfantine » dont l’auteur explore les ressorts. Parmi ces jeux, il est un désopilant récit de vertige, qui met littéralement l’écrivain « à hauteur d’enfant », lorsqu’il tente de réapprendre la marche à quatre pattes lors d’un trip thérapeutique aux champignons hallucinogènes. Rendus nous aussi à l’enfance, le fou rire nous guette.    

Dans « L’enfance de l’enfance », Alejandro Zambra s’interroge précisément sur ce qui, de ses notes assorties de photos par milliers, vaut la peine d’être transmis à Silvestre ou laissé, après la destruction de ces archives, « au bel oubli » des premières années de la vie. Mais, se répond-il contradictoirement : « dernièrement, j’écris pour lui, […] je suis le correspondant de mon fils, […] j’écris des communiqués pour mon fils, en temps réel et en direct depuis le temps de l’oubli, depuis les années gommées ». Écrire « les souvenirs que [son] fils va perdre » ramène l’auteur à son « premier souvenir » : élevé sous la dictature militaire chilienne par des parents peu politisés, il se revoit à l’âge de quatre ans regardant avec son père un match de foot à la télé tandis que sa mère leur servait du Coca. Rien de plus courant alors au Chili que la culture machiste de ce foyer, rien de plus éloigné de l’éducation de Silvestre qui grandit sans écran, sans Coca, sans jamais voir sa mère au service de son père. Et pourtant, reconnaît ce dernier, chaque génération de parents croit bien faire.

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On ne saurait être père d’un fils sans se reconnaître fils d’un père. Langue paternelle déploie d’humoristiques trésors de gratitude et d’indulgence dans sa deuxième partie, où Alejandro Zambra révise son lien à son père à la lumière de sa nouvelle paternité. C’est aussi l’occasion de raconter l’apprentissage amical de la masculinité dans un récit aussi drôle que touchant où deux jeunes garçons s’entraident et s’entraînent à dompter leur peur et à se rire de la violence à travers leurs seuls jeux de – gros – mots. Conflictuelle, scandée par de têtus malentendus durant l’adolescence et la jeunesse de l’auteur, la relation au père est réexaminée sous un éclairage tendre et comique. La suite des épisodes remémorés fait tourner les récits à l’essai le plus libre sur la transmission de la masculinité. Exemplaire, l’histoire d’une « lettre au père » que l’intéressé prétend n’avoir jamais lue après que le fils, révolté, la lui a remise en quittant la maison familiale se double de celle d’un premier amour. L’aimée rassure le jeune homme, aussi empêtré que son géniteur dans les démêlés de leur relation : le père aura lu la lettre. Le fils, lui, se fait homme par la grâce de l’amour.

L’essai sur la « tristesse footballistique », la seule permise aux hommes de naguère lorsque leur équipe perdait, ne rate pas son but : on rit des pudeurs obligées, des complicités vraies et des leurres de cette passion pour le football qui, cessant d’être un emblème de la masculinité, s’est dernièrement élargie aux femmes, se délestant de sa charge guerrière. Jouissive, la remémoration à deux voix d’une péripétie où le fils adolescent a défendu son père, agressé à la sortie d’une banque par des « malfrats aux yeux bleus » qui cherchaient à le voler, rapproche les deux hommes par le biais de leur collaboration narrative. L’effet de naturel et d’improvisation de ce récit pourtant complexe illustre à la perfection l’art de la littérature « enfantine » auquel aspire Alejandro Zambra. Enfin, « Leçons tardives de pêche à la mouche » souligne avec humour la mauvaise foi commune au père et au fils dans les empoignades de leur affection contrariée. Si le premier disait n’avoir pas lu la « lettre au père » de son fils, celui-ci a, sans l’avouer, négligé de lire La rivière du sixième jour de Norman Maclean que son père, amateur de pêche à la mouche, lui avait prêté avec force recommandations. Abattant leur jeu dans le dialogue qui clôt la nouvelle, les deux hommes pratiquent enfin les rudiments de cette « langue paternelle » que leur enseigne Silvestre. Performatif, le livre d’Alejandro Zambra fait de la transmission de la paternité un jeu d’enfants, drôle et grave à la fois.