Une histoire des arts buissonnante

La collection « Audiographie » des Éditions de l’EHESS publie la transcription d’un entretien qu’eut, pour France Culture en 1977, le poète Mathieu Bénézet (1946-2013) avec le philosophe Hubert Damisch (1928-2017). La position désormais centrale de Damisch dans le paysage de l’histoire et de la théorie de l’art va pourtant de pair avec une approche alors encore marginale des disciplines qui sont les siennes autant que des objets qu’il étudie à travers elles. Ce qui serait une première manière de comprendre le titre de ce livre publié à titre posthume (Centrer les marges), d’autres étant encore en préparation, huit ans après sa mort.

Hubert Damisch | Centrer les marges. Entretien avec Mathieu Bénézet. EHESS, coll. « Audiographie », 94 p., 8,50 €

En 1977, Damisch a quarante-neuf ans, rappelle Giovanni Careri dans l’introduction qu’il donne au petit volume, il a été élu directeur d’études à l’EHESS deux ans plus tôt, où il fonde en 1987 le Centre d’histoire et de théorie des arts, il est proche de nombreux artistes de l’époque et il vient d’accompagner le lancement, en 1976, des revues Macula en France et October aux États-Unis, où il a un temps étudié et où il enseigna par la suite. Sa postérité éditoriale aujourd’hui tient pour partie au fait que Damisch a méthodiquement et résolument pratiqué la dispersion. Interrogé sur cette singularité par Mathieu Bénézet, le philosophe reconnaît que « la dispersion est évidente, et j’aimerais pouvoir dire que mon travail obéit à la loi de l’analyse, la loi de l’attention flottante, qui fait de la dispersion son principe ».

De ce principe découle l’extrême diversité des « objets théoriques » qu’il a abordés au fil de ses écrits. Mais avant de sonder l’épaisseur intellectuelle dont Damisch dote « ce terme aux allures d’oxymore », comme le qualifie Giovanni Careri, il vaut de préciser à quel niveau de l’analyse se situe « l’attention flottante » qu’il revendique. Celle-ci le porte en effet « à être attentif à ce qui se joue entre les énoncés, à ce qui se dit à travers l’énonciation elle-même ». Un énoncé qui fonctionne lui-même à la manière de la représentation telle que Damisch se la représente, précisément, lorsqu’il affirme qu’elle « est toujours représentation d’une représentation ». Être attentif « à ce qui se dit à travers l’énonciation elle-même », et non à l’énoncé en tant que tel, constitue un énoncé renvoyant lui-même implicitement à un autre, lequel jouait déjà sur l’implicite de son énonciation pour se produire.

Dans sa « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », parue en 1932 et ajoutée à « La perspective comme forme symbolique » de 1927 dans le volume éponyme traduit en français en 1975, un essai que Maurice Merleau-Ponty, le premier maître de Damisch, lui avait recommandé d’étudier dès leur rencontre à la fin des années 1940, Erwin Panofsky paraphrase « un Américain plein d’esprit » (il s’agit de Charles Sanders Peirce) afin de démontrer que l’artiste sait « seulement what he parades (ce qu’il montre) mais non pas what he betrays (ce qu’il trahit) ». Écrivant directement en anglais en 1940 dans « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », Panofsky rompt alors avec l’implicite de sa proposition, en définissant le « contenu » d’une œuvre, « par opposition au sujet traité […], selon les termes de Peirce, comme “that which a work betrays but does not parade” ».

Hubert Damisch, Centrer les marges. Entretien avec Mathieu Bénézet,
Clinamen v.6, Céleste Boursier-Mougenot (Fondation Schneider, Wattwiller) © CC BY-NC-SA 2.0/Pierre Paul/Flickr

Qu’il renvoie au contenu de l’intention de l’artiste ou à celui-ci passé dans l’œuvre d’art, l’énoncé de Peirce/Panofsky sous-tend celui de Damisch. Mais parce que ce dernier le reformule, il en altère la teneur, tout en la savourant ; ce qui serait cette fois un moyen de marginaliser le centre. Là où la possibilité d’une « trahison » visait, chez le père de l’iconologie, à aiguillonner l’attention, le sémiologue l’érige en grille d’analyse, et transforme de ce fait la nature même de la discipline qu’il convertit en « séméiologie », c’est-à-dire en « une science des symptômes » L’historien ou le théoricien de l’art n’a dès lors plus pour fonction d’« assigner une ligne » à l’histoire de l’art, mais d’envisager celle-ci comme « une histoire buissonnante », en y considérant d’abord les « courts-circuits », lesquels révèlent par conséquent combien les lignes de l’histoire de l’art s’entrelacent avec celles « de l’histoire des sciences, de l’histoire de la littérature, de l’histoire des idées au sens large du terme ».

La proposition peut sembler aujourd’hui évidente, voire trouver son terme dans celui depuis rebattu d’interdisciplinarité. Sous ce rapport, Giovanni Careri peut juger à bon droit le renouvellement qu’a impulsé Damisch en grande partie réalisé, notamment dans le sens d’une histoire de l’art progressant de concert avec l’anthropologie des images, et non plus concurremment à elle. Néanmoins, sans diminuer le chemin accompli au cours du demi-siècle écoulé, il n’est peut-être pas tout à fait assuré que l’histoire de l’art telle qu’elle se pratique encore dans la plupart des sphères académiques, pour ne rien dire de celle qui a toujours cours dans nombre de cénacles muséaux en dépit des initiatives qui y voient aussi le jour, puisse – ni ne souhaite d’ailleurs – prétendre au titre d’« une histhéorie de l’art » telle que Damisch entreprit de l’élaborer et de la promouvoir.

Outre les blocages institutionnels, s’oppose en premier lieu à cette tendance un frein social, compliqué d’une réticence psychologique, pour rester dans le registre de la symptomatologie. D’abord, parce que celui qui décèlerait dans tout énoncé la série quasi complète des énoncés l’ayant précédé pâtirait d’une forme d’inadaptation sociale qui rendrait sa conversation proprement interminable, au sens où Pierre Bourdieu – autre grand lecteur de Panofsky, comme l’ont récemment rappelé Étienne Anheim et Paul Pasquali dans un essai particulièrement éclairant (Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle, Minuit) – parle d’hystérèse pour spécifier un habitus contracté dans le passé continuant d’être agi bien qu’il ne soit plus adapté à la situation présente. Ensuite, parce qu’en se souvenant de tout, un tel sujet s’approcherait dangereusement d’un état d’hystérie, au sens cette fois où Sigmund Freud considérait en 1910, dans la première de ses Cinq leçons sur la psychanalyse, que « les hystériques souffrent de réminiscences ».

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Dans ces conditions, la figure de l’« histhéoricien » que dessine Damisch comparaît en quelque sorte cernée par d’étranges figures sœurs, moins familières et assurément plus déconcertantes que celles dont s’entourent habituellement les historiens de l’art lorsqu’ils analysent l’art selon une ligne exclusivement artistique. D’autant plus – et c’est là le second frein, d’ordre littéralement théorique celui-ci – que si l’histoire ne saurait être à ses yeux linéaire, la théorie est, pour l’auteur de celle du « /nuage/ », « à entendre dans le sens qui lui était attribué dans la Grèce antique, où il désignait une procession ». Autrement dit, la théorie est d’abord pour Damisch un « objet », un « objet théorique » du type de la série, dont la sérialité, un peu comme les atomes chez Lucrèce sous l’effet déclinatif du clinamen, est déterminée par les chocs et les entrechocs – les « courts-circuits » – que provoque son croisement avec d’autres séries de nature extra-artistique quant à elles.

Si les théories que contemple Damisch et auxquelles il prête son « attention flottante » sont consécutives, sa théorie de la théorie est pour sa part récursive en ce qu’elle se modèle sur son objet tout en se retournant vers le sujet qui la forme. D’où le caractère par moments insaisissable de la pensée de Damisch, qui est elle-même à l’image du nuage, « un signe qui ne se laisse pas découper, le nuage n’ayant pas de contours ».

D’où aussi sa filiation ambivalente, ou pour mieux dire « plurilinéaire », qui est partie de l’iconologie panofskyenne pour épouser la phénoménologie merleau-pontienne afin d’engendrer une séméiologie toute personnelle, quoiqu’elle emprunte son paradigme à la théorie médicale et qu’elle ait porté par la suite d’autres fruits que les siens dans le champ grâce à lui élargi de l’histoire de l’art actuelle. Reste, confie l’auteur à la fin de son entretien avec Mathieu Bénézet, que « s’il y a une notion à laquelle je crois, c’est bien celle d’œuvre – et, par conséquent, de sujet » ; troisième façon d’envisager comment les marges définissent un centre, sans subsumer ni celui-ci ni celles-là à leurs définitions respectives.