Les éditions Flammarion ont eu l’heureuse idée de publier le double témoignage d’un père et d’un fils, juifs polonais, ayant survécu à la guerre : Ryszard et Roman Polański. Le premier est la transcription d’un entretien que le cinéaste a accordé à Catherine Bernstein en 2006 ; il s’inscrit dans la collection baptisée « Mémoires de la Shoah », initiée par l’INA et la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Le second est un récit que le père du réalisateur a rédigé tard dans sa vie, après une première lettre dans laquelle il décrivait la vie à Mauthausen, le camp où il avait été interné. Son fils insista pour qu’il prolonge ce texte, le père finit par céder et se mit à écrire ses Lettres à mon fils.
Roman Polański le rappelle plusieurs fois : après la guerre, une fois le cauchemar de l’occupation allemande et des rafles exterminatrices passé, ni l’un ni l’autre n’avaient envie de revenir sur ces souvenirs, encore moins sur la disparition d’êtres aimés. Le silence était un accord tacite entre eux, ainsi que l’humour, dont la valeur salvatrice est perceptible chez le père et le fils. Il s’agissait de vivre, et vivre sous-entendait oublier. Puis le temps passa, arriva un moment où le traumatisme et les tourments de chacun n’étaient plus un obstacle insurmontable : des photos, des mots, des conversations permirent à l’un et à l’autre de devenir des témoins oraux et écrits.
Les deux textes forment donc un diptyque. Les deux hommes reviennent sur leur survie dans le ghetto de Cracovie, puis à la campagne, pour le fils, et dans les camps de Mauthausen et Płaszów pour le père. Ils reviennent sur la même période, mais de deux points de vue, deux lieux, deux âges différents, ainsi que deux sens des responsabilités différents – un jeune garçon à l’âge de l’innocence que, par la force des choses, il va perdre ; un adulte qui cherche à épargner et cacher ses enfants. Plusieurs passages se répètent tout en variant, ils se corrigent l’un l’autre, se complètent, mais sans jamais combler tous les trous. L’effet miroir est saisissant ; il est rare de lire dans un même ouvrage deux témoignages d’une même séquence d’événements, surtout des événements aussi tragiques, émanant d’un père et d’un fils, de deux hommes évoquant la disparition pour l’un d’une mère, pour l’autre, d’une épouse.
Le fils est devenu un grand réalisateur, il n’est retourné sur les lieux de son enfance qu’au moment de faire des repérages pour Le pianiste, adaptation du récit autobiographique de Władysław Szpilman sortie en 2002. Son témoignage comprend des images indélébiles et des marqueurs du discours qui frappent par leur spontanéité et leur vérité. Pour un lecteur français dont l’oreille a enregistré le « je me souviens » perécien, la répétition dans la bouche du cinéaste de « je m’en souviens » a une résonance profonde, qui fait valoir la puissance du refrain gravé par Georges Perec, né à Paris et enfant de parents juifs polonais.
Il faut préciser que Roman Polański s’exprime en français, alors que son père écrivit en polonais (il est parfaitement traduit et annoté par Piotr Kaminski). C’est d’ailleurs une des premières informations du livre, le réalisateur rappelle qu’il est né à Paris, même s’il ne sait pas pourquoi ses parents avaient choisi la France. Il avait donc deux langues maternelles quand il est arrivé à Cracovie, en 1936, à l’âge trois ans. Ses parents connaissaient aussi le yiddish, dit-il, mais ils ne le parlaient jamais.
La tension qui précède l’invasion allemande arrive très vite, la peur, puis les séparations, les brimades, les déplacements forcés, les vivres qui viennent à manquer, la débrouille, les rafles, la construction des murs du ghetto… Réaliste, le cinéaste insiste sur le caractère progressif des mesures prises contre les Juifs : « c’est un élément important, dit-il, parce que pas mal de gens […] se demandent pourquoi les Juifs n’ont pas réagi ».

Roman Polański est un homme extrêmement concret. Il a enregistré. Il décrit. Il rapporte des faits, des regards échangés, des gestes, des scènes qu’il a vues, des fragments de séquence auxquels il a assisté, souvent à son corps défendant. Son témoignage semble reproduire les événements en direct, avec un accompagnement minimum de commentaire. La factualité n’est pas en soi un gage de qualité ni de vérité, mais elle l’est sous l’œil-caméra de Polański parce qu’il a une mémoire d’une qualité exceptionnelle : mémoire visuelle, mémoire des objets, des personnes et de leur placement, mémoire auditive. Le lecteur lit et visualise, lit et entend, perçoit.
À cause de la guerre, Roman Polański a peu été à l’école. Il n’a pas eu le temps d’apprendre à lire et à écrire correctement, mais il a eu l’occasion de découvrir la magie de l’épidiascope qui permettait de projeter des images sur un mur de classe. Paradoxalement, il a réussi à parfaire sa maîtrise de la chose écrite en allant voir des films allemands sous-titrés en polonais, mais aussi, alors qu’il était enfermé dans le ghetto, en se débrouillant pour apercevoir, à travers les fils barbelés et en se plaçant à un certain angle, les actualités cinématographiques et la propagande allemandes, projetées sur un écran situé hors du ghetto. Chez lui, l’apprentissage de la lecture fut donc associé à la découverte du cinéma et à sa puissance de séduction, à la fascination pour la lumière projetée, l’image mouvante, fascination mêlée à un sentiment de danger.
La guerre fut aussi le moment où il découvrit les effets et la puissance du son. Le cinéaste évoque ainsi un « moment absolument sensationnel » alors qu’il était à la campagne, éloigné par ses parents qui voulaient le protéger. « C’était durant l’été, avec ce bruit des bois que l’on peut s’imaginer : les mouches, les abeilles, les bourdons. Et tout d’un coup ce bruit a commencé à changer un peu et j’ai compris qu’il y avait des avions qui passaient… » De fait, on entend la juxtaposition du bourdonnement des insectes qui devient celui des avions et l’on s’imagine la sensation auditive, le fondu enchaîné sonore.
La précision sensorielle de ces souvenirs est-elle due au regard du cinéaste qu’est devenu Polański ? Sûrement. Il y a chez lui un lien profond entre la remémoration et l’image et les bruits. Pour s’en convaincre, il faut voir le documentaire intitulé Promenade à Cracovie, tourné en 2020 et réalisé par deux jeunes cinéastes-producteurs polonais, Mateuz Kudła et Anna Kokoszka-Romer. Roman Polański se promène dans les rues du Cracovie de son enfance avec son ami d’alors, Ryszard Horowitz, photographe, lui aussi survivant du ghetto. Une scène le montre évoquant le jour où il vit une colonne de déportés et y reconnut son père. L’adulte mime la scène et se déplace pour savoir où exactement il était quand il le repéra : à droite, à gauche, de profil, de quel angle précisément. La scène est extraordinaire : on y voit à la fois un réalisateur plaçant les comédiens d’un film qu’il s’apprête à tourner et un survivant qui tient à rappeler cet instant stupéfiant, traumatique, avec la plus grande exactitude possible.
On en retrouve l’écho dans l’ouvrage qui vient de paraître, Ne courez pas ! Marchez !, cette fois-ci sous la plume du père qui écrit ce qui suit à son fils : « Dans la rue Limaniwskiego, je t’ai remarqué, planté sur le bord du trottoir. Pour la deuxième fois le sol s’est dérobé sous mes pieds. Pour m’approcher du bord de la colonne, je me suis déplacé progressivement, une rangée après l’autre tout en marchant. Chez toi, en Californie, nous nous sommes disputés quant à l’ordre de mes déplacements. J’ai soutenu que tu reculais vers l’arrière, tu étais sûr que j’avançais. L’un de nous deux a sûrement raison. » Le livre du père et du fils, surtout s’il est complété par le documentaire, est un témoignage rare parce qu’il s’en tient à l’enregistrement et aux souvenirs sensoriels. C’est de fait un témoignage d’une grande pudeur, qui tient à distance l’émotion, laquelle est là, comme un secret transmis à rebours.
