Fort d’une intime connaissance des œuvres de Borges, d’Ursula K. Le Guin et de Swift, l’Espagnol Munir Hachemi expérimente avec succès la fiction spéculative. L’arbre vient fait malicieusement osciller entre utopie et dystopie l’étude anthropologique de la civilisation mulaï sur laquelle se fonde son intrigue interplanétaire.
À l’image des Mulaï de L’arbre vient, son deuxième roman, le Madrilène Munir Hachemi préfère se délester du poids de la tradition dont il a directement hérité. Se tournant, comme d’autres jeunes écrivains espagnols, vers la littérature latino-américaine, notamment argentine, il puise aussi dans des œuvres éclairées de la science-fiction nord-américaine – Ursula K. Le Guin, Kim Stanley Robinson – pour proposer un conte philosophique à l’intrigue interplanétaire. L’une des cinq épigraphes de L’arbre vient relève cette préparation d’une pointe de piment pop en plaçant également le récit sous les auspices de la série Raised by Wolves.
Auteur d’une thèse sur l’influence de Borges sur la littérature espagnole, Munir Hachemi se divertit de souligner son adhésion au jeu borgésien des emprunts et réécritures : le narrateur de son roman porte le nom de l’érudit et soupçonneux lecteur de « L’immortel », célèbre fable de L’Aleph sur la faillible mémoire de la littérature. Auteur fictif des textes dont l’assemblage constitue le récit de L’arbre vient, le docteur Nahum Cordovero tente de pratiquer l’anthropologie avec une exemplaire rigueur disciplinaire durant son séjour de cinq ans parmi les Mulaï. Ces descendants des membres d’une mission spatiale terrienne abandonnée à son sort sur quelque planète ont résolument rompu avec leur violente civilisation d’origine, dont ils perdent bientôt la mémoire. Régis par le Codex libertaire qu’ils ont élaboré, ils vivent en harmonie, malgré quelques rebelles installés à la périphérie du dôme climatisé qui les préserve de l’inclémente intempérie. L’interruption de la livraison des conteneurs dont dépendait leur approvisionnement ne suffit pas même à troubler leur paix. Dès lors, certes, les dates se calculent selon un calendrier qui précise « apr. C », soit : « après les conteneurs », mais les Mulaï supportent sans peine la frugalité qui s’impose dans ces circonstances adverses.

Dans la tradition – aimablement parodiée – des récits utopiques de voyage à visée satirique, L’arbre vient fait de l’étude de la société de l’autre l’ironique instrument d’observation de la société propre. Dès le deuxième extrait de son rapport de terrain, l’archéologue Nahum Cordovero le reconnaît avec une cocasse candeur en constatant que les Mulaï établissent un parallèle entre reproduction et conservation de la vie : « l’étude des Mulaï n’est en réalité qu’une forme d’auto-ethnographie. Il a fallu que je me retrouve là-bas, si loin de chez moi, pour me demander pourquoi nous nous occupons des naissances et des maladies au même endroit. Est-ce que la naissance est une maladie ? Est-ce que la guérison est une naissance ? […] ce n’est que dans la rencontre avec l’autre qu’il nous est donné de nous voir nous-mêmes ».
Les motifs d’étonnement et les successifs dessillements de l’archéologue, la constante déstabilisation de l’objectivité à laquelle il s’astreint, entretiennent un humour satirique, volontiers scatologique, qui joue moins aux dépens du personnage qu’à ceux de sa formation intellectuelle et morale – la nôtre. La répugnance que cause au scientifique le rapport des Mulaï à leurs excréments ou son incompréhension initiale de leurs mœurs sexuelles le cèdent bientôt à une gratifiante acceptation de leurs pratiques sous prétexte d’intégration. Le voici libre de jouir sans compter avec qui y consent – homme, femme, individu ou groupe –, dès lors qu’il respecte le tabou mulaï qui exclut toute pénétration vaginale par un pénis. En féministe qui s’ignore, il se convertira définitivement à ce rejet du coït. Le regard « éloigné » de cet anthropologue permet de souligner en creux et en douceur nos travers et nos maux contemporains : dérèglement climatique, modèles amoureux patriarcaux, avidité économique, conception du pouvoir et de la propriété, exercice de la violence. Écartant tout péril didactique, le récit peut dès lors s’adonner à un subreptice éloge de la société mulaï : Cordovero cherche en vain le « leader » de la communauté car ces libertaires s’auto-gouvernent ; les Mulaï ne possèdent rien en propre, ne produisent d’aliments que pour leur subsistance, travaillent quand bon leur semble, recourent à la seule violence auto-défensive, n’ont de plaisir qu’à la condition d’en donner, s’unissent en trinômes pour s’aimer et se reproduire sans pour autant fonder de famille.
Un tour d’écrou à la Borges permet d’associer cette loufoque étude d’une utopie sociale à celle d’une utopie linguistique et littéraire. Car l’une des grandes affaires des Mulaï, c’est leur usage ludique, poétique et gratuit de la langue. Preuve en est le scriptorium qui, au centre de leur dôme de protection, leur tient lieu d’agora. Ils n’y écrivent jamais seuls, y font et y défont de provisoires assemblages de papiers, y improvisent à plusieurs des poèmes accompagnés de gestes et de chorégraphies, ne signent pas leurs textes. Qui pratique l’écriture en solitaire se condamne à devenir un meïdri, toléré avec indifférence. Labile à l’extrême, la langue mulaï elle-même est sujette à de systématiques et vertigineuses altérations. L’archéologue en entreprend l’étude, rendant compte, dans une drolatique entrée de son rapport, de ses controverses avec divers collègues qui rivalisent d’inventivité, multipliant à l’envi de fantaisistes hypothèses étymologiques. Ce manifeste littéraire sous couleur de travail scientifique renchérit sur la description poétique que fait Borges de la langue de Tlön dans « Tlön, Uqbar, orbis tertius ». Il renvoie de surcroît aux principes de composition ou à la confection même du récit de L’arbre vient qui rappelle ce Coat of many colours dont le Cordovero borgésien serait l’auteur.
Car, à lire le seul rapport de l’archéologue, pour humoristique qu’en soit la prétention à l’objectivité, on finirait par s’ennuyer. Aussi, cette étude a-t-elle pour nécessaire contrepoint le journal personnel de Nahum Cordovero, où celui-ci note librement ses réactions, ses émotions, et l’évolution de sa conduite au fil de son long séjour chez les Mulaï. Mais il y a plus, car le scientifique se fait conteur en narrant les expéditions de deux héroïnes mulaï qui, à plus d’un siècle d’intervalle, cherchent à entrer en contact avec les anciens pourvoyeurs de la communauté. S’ajoutent à ces deux histoires une brève anthologie de fables mulaï assorties d’une berceuse, et, pour mieux nous égarer, des passages de la retraduction en espagnol de la traduction en mulaï d’une édition espagnole des Villes invisibles de Calvino. Les fragments de ces écrits de genres divers, tous attribués à l’archéologue, s’enchevêtrent pour imprimer une labyrinthique et jouissive progression au récit. Le romanesque s’y épanouit à la faveur des aventures de Fluke la Questeuse qui, en l’an 0 « apr. C », tente seule « la traversée » vers le « Temple » qu’est devenue la navette spatiale des missionnaires initiaux. Suivent bientôt les tribulations de Faida qui, en authentique archéologue, entreprend en 154 « apr. C » de déchiffrer puis de traduire les signes « enscorpionnés » du livre de Calvino, cette fascinante « bouche de papier » qu’elle a trouvée par hasard dans le Temple. Ne manquent à l’appel ni le récit d’une idylle entre rescapées ni la naissance d’un messie que les deux femmes appellent Mu, soit « arbre » en langue mulaï. L’arbre advenu par le langage, les fils de l’intrigue achèvent de se nouer.
Abandonnons-nous sans crainte au joyeux tourbillon carnavalesque de L’arbre vient, qui brouille à plaisir nos distinctions entre nature et culture, artefacts et êtres naturels, science et religion, réalité et fiction. Accorderons-nous alors quelque crédit à ce commentaire du docteur Nahum Cordovero : « ces extra-terrestres que nous nous sommes donné tant de mal à chercher, c’est finalement nous. Pour le meilleur ou pour le pire, nous envisageons la possibilité qu’il existe d’autres mondes ; nous devrions plutôt accepter qu’ils sont inévitables, et que ce monde-ci est déjà un autre monde qui vient, comme l’arbre, un monde à venir partout et toujours. » ?