Il y a trente ans, du 11 au 19 juillet 1995, à Srebrenica en Bosnie-Herzégovine, 8 372 hommes et jeunes garçons ont été assassinés par les forces nationalistes serbes. Les responsables de ce massacre furent inculpés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de crime de génocide et condamnés vingt ans plus tard. Aujourd’hui, la mémoire de ce massacre est presque effacée en Europe, les Bosniens sont laissés à leur solitude. Pourtant, la date du 11 juillet a été proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies « journée internationale de réflexion et de commémoration du génocide commis à Srebrenica ». En France, plusieurs initiatives – des livres, un colloque, un documentaire radiophonique, notamment – commémorent cette date. La guerre et le génocide en Bosnie-Herzégovine sont plus que d’actualité, au vu des guerres en cours en Ukraine, à Gaza, en République démocratique du Congo ou en Iran.
Ces Bosniens musulmans avaient été séparés de leurs familles, sélectionnés par la troupe du général Radko Mladic parmi les milliers de civils entassés devant la base des Casques bleus à Potocari. Ils ont été exécutés par groupes, dans différents sites et pourchassés dans les forêts. Les tueries ont duré une semaine. Dès l’inculpation des responsables de la tuerie, la référence à la notion de génocide, telle que définie par une convention de l’ONU adoptée en 1948, donne lieu à plusieurs discussions en dehors du déni immédiat des autorités serbes.
La publication opportune d’une nouvelle édition des textes de Raphaël Lemkin a l’avantage de fournir le texte de la Convention de 1948. La nouvelle édition établie par Jean-Louis Panné est précédée d’une longue introduction, véritable essai biographique, qui raconte comment, inventeur du terme « génocide » et rédacteur de la Convention de l’ONU, Lemkin s’appuie, dans un contexte personnel difficile, sur un long combat juridique et sur l’analyse approfondie du génocide des Juifs par les nazis et de la grande famine en Ukraine organisée par Staline en 1932-1933. Ce qui éclaire l’inculpation de Radovan Karadzic et Radko Mladic de génocide, inculpation évidente pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, en plus de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. On pourra, à ce propos, se reporter à un des textes les plus actuels de Lemkin, envoyé en avril 1945 au procureur du tribunal de Nuremberg, publié dans ce livre : « Le génocide. Un crime moderne ». C’est une notion, écrit-il, « qui doit prendre place dans le dictionnaire de l’avenir à côté d’autres mots tragiques comme homicide et infanticide ». Il en donne la définition juridique dont seules des raisons politiques ont retardé l’utilisation. La première condamnation pour génocide fut prononcée en 1998, contre un responsable rwandais, par le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Génocide et déni
Lors du colloque « Génocide de Srebrenica : des procès pour l’histoire ? », début juillet à l’initiative de la revue Esprit en collaboration avec les universités de Nanterre et de Sarajevo, l’usage du terme tel que décrit dans la convention de l’ONU, est examiné à partir de l’analyse scrupuleuse des faits, des procès et de leur portée générale. D’emblée, l’historien Vincent Duclert a cette formule : « défendre le verdict de ces procès, c’est défendre l’ensemble de la conception d’une justice internationale telle que l’envisageait Lemkin ». La création « d’outils spéciaux », comme les tribunaux internationaux sur les crimes en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, répond en partie à la demande d’une cour pénale internationale permanente, et aboutit à des verdicts fondés sur les faits. Plusieurs travaux d’investigations sont présentés, notamment à partir de la critique des images utilisées par les négationnistes serbes. L’historienne Ninon Maillard et son équipe à Nanterre reviennent sur les faits racontés ou montrés par ces images filmées par les assassins, et retournent le discours des négationnistes. Discours que Véronique Nahoum-Grappe réduit, non sans ironie, à « un morceau de pain sémantique dévoré par les assassins ».
Pour Muamer Dzananovic, le directeur de l’Institut de recherche sur les crimes, la guerre et le droit international à Sarajevo, les faits établis depuis trente ans sont les suivants : « Plus de 90 charniers liés au génocide de Srebrenica ont été découverts. Plus de 7 000 victimes ont été identifiées, et plus d’un millier sont toujours portées disparues. Pourtant la Republika Srpska, entité bosniaque, continue de refuser systématiquement de révéler l’emplacement des charniers restants, perpétuant ainsi activement la pratique du déni et de la dissimulation des crimes ». Et il en tire cette conclusion : « Sans exhumation, pas d’identité, sans identité, pas de victime, sans victime, les négationnistes affirment qu’il n’y a pas eu de crime ».
L’analyse des procès de Srebrenica montre que la qualification de génocide a permis des clarifications dont rend compte Joël Hubrecht, chercheur à l’IERDJ (Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice) et membre de la rédaction d’Esprit. Il en cite trois principales : l’intentionnalité des meurtriers, le groupe social ou ethnique visé, l’échelle du crime. Les réponses dit-il, ont toutes été solidement établies par les nombreux juges sollicités, et il rappelle deux formules de Lemkin inscrites dans la convention de 1948 (art. I et II) : le génocide est « un crime du droit des gens », et il est « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Le « en partie » est décisif pour Srebrenica.
Au-delà de ces réflexions, la mémoire des Bosniens est toujours vécue, trente ans après, comme une grande douleur dans une solitude particulière, qu’expose admirablement le saisissant radio-documentaire d’Aline Cateux et Yaël Mandelbaum, disponible sur France Culture. Le retour de la guerre en ex-Yougoslavie est d’abord le retour de l’expérience de la guerre. Certes, les discussions académiques ont occupé les médias et maintenant les réseaux sociaux, mais ceux qui l’ont vécue ou vue touchant leurs proches, « les gens » dont parle Lemkin, ne s’intéressent guère à ces subtilités. Leurs mémoires prennent deux formes que l’on pourrait, à tort, opposer, celle des rescapés ou des familles des victimes, et celle, plus diffuse, de l’abandon d’une société déstructurée par la guerre et dominée par la corruption, le chaos, l’oubli ou le refoulement, l’impunité des élites politiques. Tout cela « sous le regard éteint de la Communauté internationale », souligne Aline Cateux en ouverture du deuxième épisode de sa série, intitulée « Survivre à la guerre, survivre à la paix ». Elle se concentre sur la bataille des survivants de Srebrenica généralement présentés « comme des victimes figées dans leur deuil ». Or certains d’entre eux se battent depuis trente ans « pour la mémoire du génocide, la recherche des disparus, leurs exhumations, leurs identifications ». Ils ont exigé « sans relâche l’arrestation des criminels de guerre, et, aujourd’hui, ils doivent faire face, souvent seuls, aux négationnistes ».

Mémoires et anniversaire
On entend, durant cet épisode, le témoignage d’Hasan Nuhanovic. Interprète des forces de l’ONU, il était réfugié en juillet 1995 avec sa famille dans la base de Potocari. Lorsque le 12 juillet, les forces serbes ont exigé que tous les hommes leur soient livrés, le commandant des Casques bleus hollandais leur a livré le père et le frère de l’interprète. Ils ont disparu avec 300 autres civils masculins, leurs corps n’ont été retrouvés que dix ans plus tard dans une fosse commune. Ce crime a en partie inspiré en 2020 un film de la réalisatrice bosnienne Jasmila Zbanic, La voix d’Aida. Srebrenica 1995. Traduire pour résister. Présenté en ouverture du colloque d’Esprit, cette docufiction reconstitue avec finesse, rage et pudeur les premiers jours du génocide. Remarqué pour un Oscar, couvert de prix, le film est disponible en DVD et constitue une bonne introduction à cette histoire.
Hasan Nuhanovic a de son côté publié un gros livre sur son expérience, seulement paru en anglais (Under the UN Flag. The international Community and the Srebrenica Genocide, CIP, université de Sarajevo). Il se définit dorénavant comme « combattant de la vérité et de la justice », il est un des fondateurs du Centre mémoriel de Srebrenica et, plus particulièrement, du musée à Potocari qui retrace la vie et la mort de l’enclave et de ses habitants. La mémoire ne s’éteint pas chez les survivants, insiste-t-il, à nous de l’entendre. L’un d’eux confie dans le documentaire radio qu’au lendemain des massacres « rien n’est terminé. On voudrait bien, mais on vit toujours avec ça ». Et ce, alors que « le champ de ronces mémoriel bosnien, dit encore Aline Cateux, empoisonne les récits et blesse la société bosnienne […] en proie à trois historiographies concurrentes ». Muamer Dzananovic, déjà cité, directeur de l’Institut de recherche sur les crimes à Sarajevo, conclut son intervention au colloque en insistant sur « la culture de la mémoire ». Elle n’est pas « un luxe. C’est une nécessité civilisationnelle. La culture de la mémoire n’est pas dirigée contre une nation, mais contre le déni de la vérité, l’injustice et la haine. C’est une manière de défendre la vérité, non seulement sur le passé, mais aussi sur l’avenir que nous voulons construire ».
Ce trentième anniversaire donne lieu à plusieurs gestes commémoratifs : une sixième marche à Paris est organisée en écho à la marche internationale qui a lieu, chaque année depuis vingt ans, en Bosnie-Herzégovine sur les traces du génocide. Peu après, un monument en mémoire des victimes sera inauguré à Paris. On peut également lire quelques-unes des principales publications sur ce génocide, qui ont paru dans les années 1990-2010. Le récit de David Rohde, Le grand massacre, Srebrenica. Juillet 1995 (Plon, 1998), analyse l’essentiel des faits et le contexte international. On y ajoutera les livres de Florence Hartmann, journaliste devenue porte-parole du TPIY et plus tard de l’équivalent sur le Rwanda. Autrice d’une biographie Milosevic, la diagonale du fou (disponible en Folio, 2002), elle a publié plusieurs ouvrages sur « les guerres secrètes de la politique et de la justice internationale » autour des crimes en Bosnie-Herzégovine, notamment Paix et châtiment, aux éditions Flammarion en 2017. On pourra également chercher des témoignages directs comme ceux des femmes parus en 2000, Srebrenica 1995. L’été d’une agonie. Des femmes témoignent. Arte éditions, trad. par Mireille Robin. De même l’écrivaine bosnienne Mihrija Fekovic-Kulovic, sur la base d’entretiens avec des survivants réfugiés à Genève, a tiré un récit émouvant et accablant qui reconstitue en détail les massacres. Elle en a fait une performance et un livre : Vivre et mourir pour Srebrenica (trad. du bosnien par Almira Drino et Marie-Agnès Faix-Vujic, éditions Riveneuve, 2010).
En revanche, les romanciers ou poètes sont peu nombreux à revenir actuellement sur cette guerre. Je retiendrai ici l’œuvre de Semezdin Mehmedinovic. Sans se dérouler directement à Srebrenica, son livre paru en français l’an dernier revient avec force sur ce que fut l’expérience du retour de la guerre en Europe. Il est à Sarajevo, et parle à son fils : « Allez, Harun, rentre à la maison, il pleut des grenades dehors ». Suivi d’un autre récit du père : « Nous avons ralenti sur le pont / et regardé les chiens au bord de la Miljacka / déchiqueter un cadavre humain dans la neige / puis nous avons passé notre chemin // rien en moi n’a changé ». Semezdin Mehmedinovic est considéré comme un des plus grands écrivains bosniens contemporains, il donne dans ce livre sa vision intime du siège de Sarajevo par les Serbes (1992-1996), durant lequel il fut très actif. Il décrit. Des snipers tuent, des bombes tombent, il n’y a que quelques morts et blessés, un jeune homme reçoit une grenade tandis qu’il fait la queue pour avoir de l’eau. Et il commente : « Les gens sont relativement normaux, ou relativement fous, depuis qu’ils ont accepté la mort comme une donnée statistique. À Sarajevo, on parle d’un excédent de morts ». L’écriture est sobre, le ton presque froid, du moins sans grandiloquence. C’est un blues parfois désemparé, une voix perdue que transmet efficacement la discrète traduction de Chloé Billon. Mehmedinovic place le lecteur dans les situations impossibles de la guerre, quand on ne sait plus où l’on est : « chaque jour je vis une expérience mystique – / quand je vais aux toilettes la nuit / je vois dans le miroir / une ombre grandir au-dessus de mon épaule gauche / ce n’est pas la mienne // si je regarde derrière mon épaule / que vois-je ? ».