En racontant la tragédie du naufrage d’un sous-marin russe, Yann Brunel nous entraîne derrière un anti-héros pour qui l’Ouest, c’est « au moins la possibilité de rêver ». Et tout cela finit dans le Wisconsin…
À force d’attendre, Sergueï ne supporte plus la lumière tamisée et la fraîcheur trompeuse du hall. Ces foules béates qui passent devant eux, ces mouvements désordonnés, ces airs de stars ridicules. Il pense à Zamiatine, à tous ces récits de science-fiction – à ces peuples tenus en laisse par tout et n’importe quoi, parasites, champignons, algorithmes…
Sur le banc en face, Teliakov mâchonne son éternel cure-dents, les yeux dans le vide. Sergueï sait ce que Mechtov représente pour lui – il connait le dossier. Dans une autre vie, Mechtov et Téliakov avaient fait leurs classes ensemble – ils étaient entrés au KGB dans la même promotion, ils avaient été témoins de mariage l’un de l’autre… Mais en avril 1990, alors qu’ils étaient agents d’analyse, ils avaient dû enquêter sur l’incident du K222.
Officiellement, le démarrage non contrôlé du réacteur du sous-marin en mars 1990 n’avait fait aucun mort et le submersible avait été récupéré et démantelé. En pratique, seize hommes de rang et huit officiers étaient morts. Et pourtant, quand le service d’enquête de Mechtov et Téliakov avait pu récupérer l’épave, le réacteur avait été stabilisé et toutes les fonctions sauf la propulsion étaient opérationnelles – les hommes n’auraient jamais dû mourir.
Que s’était-il passé ? Pendant l’alarme, l’instabilité du réacteur avait entraîné son arrêt d’urgence et un des systèmes de chauffage du sous-marin avait été endommagé – et le submersible était condamné à lentement mais sûrement se refroidir. Comme il naviguait en mer de Barents, s’il n’était pas secouru dans les 48 heures, l’équipage allait mourir de froid. Le submersible s’était échoué à 600 m de fond, et les hommes s’étaient tous rassemblés sur le pont principal – ils avaient fermé toutes les écoutilles pour ralentir la vague de froid. Mais rien n’y avait fait. Les secours avaient mis plusieurs jours à localiser l’épave et une tempête terrible avait ralenti le sauvetage. Tout l’équipage était mort de froid – le rapport documentait les engelures, les doigts bleuis, les lèvres. Tout.

Sauf que le système de chauffage n’était pas tombé en panne – c’était juste un voyant d’alarme qui s’était allumé à cause d’une surtension. Le système de chauffage avait continué à fonctionner en mode veille – quand la commission d’enquête avait ouvert l’épave, il faisait 8° C à l’intérieur. Personne ne meurt de froid à 8° C. Mais les hommes s’étaient persuadés qu’ils allaient succomber. Leurs cerveaux les avaient trompés sur le moindre signe de fatigue, sur la plus petite sensation de froid. Et lentement mais sûrement, les uns les autres, ils s’étaient entraînés par le fond et ils étaient morts. L’esprit est un parasite – et si, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un ou quelque chose prend le contrôle de ce parasite, nous ne sommes plus que des marionnettes entre ses mains. Et c’étaient ces fils au-dessus de ses épaules, cette docilité de sa propre vie, de sa propre chair qu’avait découverts Mechtov quand Téliakov et lui avaient ouvert le sas du sous-marin. Quelque chose s’était brisé en lui ce jour-là – en voyant tous ces hommes morts juste pour une idée. Et tandis que Téliakov remplissait le rapport d’enquête, enchaînant les autopsies et les mesures dans le sous-marin, Mechtov restait prostré dans leur bureau, fumant ses Sever le regard dans le vide, les mains tremblantes.
Et finalement, un soir, il était allé chez Téliakov – il savait probablement que l’appartement de son ami était branché, mais ça ne l’avait pas empêché de venir lui dire au revoir. Sur les enregistrements, Sergueï l’entend encore terminer son aquavit et prononcer d’une voix éteinte :
– Je n’en peux plus, Kolia… J’ai besoin…
– De quoi ?
– J’ai besoin, je ne sais pas… de rêver…
– Et l’Ouest, c’est le rêve ?
– C’est… c’est au moins la possibilité de rêver…
Téliakov n’avait rien fait pour l’empêcher de partir. Le KGB avait essayé de l’intercepter dès qu’il était sorti de chez son ami, mais Mechtov était un maître-espion – il leur avait échappé et ensuite il s’était littéralement évanoui dans la nature.
Trente-cinq ans après, un agent double de la CIA avait retrouvé sa trace dans le fin fond du Winsconsin. Moscou avait ordonné une extraction. Téliakov avait demandé à en être. Il devait retrouver Mechtov et ses trois extracteurs ici, à JFK, au sortir de leur vol depuis Milwaukee. Et ensuite, tous ensemble, ils prendraient un vol pour Moscou. Mais est-ce que Mechtov n’avait pas résisté, est-ce qu’il avait accepté de suivre ses extracteurs ? Est-ce qu’ils n’avaient pas été obligés de le supprimer ? Sergueï n’en savait rien. Dans l’avion, il avait essayé de sonder Téliakov, de savoir ce qu’il comptait faire. Il lui avait même avoué qu’il avait écouté les bandes. Qu’il savait pour cette histoire de rêve. Il avait murmuré que l’Ouest ne savait plus rêver. Qu’il ne rêvait que de confort – et de rien de plus. Et que Mechtov ne perdrait pas grand-chose.
– Parce que le confort, c’est comme une roue à hamster. Un jour ou l’autre, on se rend compte qu’il ne mène nulle part… Oui… Cette idée de confort, c’est comme un parasite…
Téliakov n’avait rien répondu. Il s’était détourné vers le hublot, l’air sombre – il avait déplacé son cure-dents entre ses lèvres.
Et à présent, le temps s’étire entre eux avec une lenteur infinie, cauchemardesque. Téliakov reste les yeux dans le vide, sans leur prêter la moindre attention, ni à lui, ni aux milliers de hamsters qui déambulent dans le hall – il scrute discrètement la porte de sortie des voyageurs du vol de Milwaukee – la B23, à droite de Sergueï.
Et soudain, sans la moindre annonce, elle s’ouvre – et la foule commence à se déverser dans le hall. Téliakov ne peut s’empêcher de se lever – il vient d’apercevoir les trois molosses du FSB. Et avant même de se retourner, Sergueï sait – il a vu le visage de Téliakov se tendre une fraction de seconde. Le temps d’esquisser un sourire.
Yann Brunel est écrivain. Dernier livre paru : Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov (Gallimard, 2024).