Une plaie ouverte

Il existe des livres cinglants qui laissent dans l’esprit de leurs lecteurs des traces en forme d’estafilades, dont ils finissent par s’enorgueillir. Le pain des Français fait plutôt l’effet d’une longue plaie aux déchirures plus ou moins larges insinuant chacune dans la conscience une telle dose de gêne et de honte qu’aucun des deux sentiments ne s’y dissipe après qu’on l’a lu. La pincée de sel de fiction que son auteur y dépose ne rend certes pas cette plaie plus vive, mais le baume de réflexion personnelle qu’il pose sur sa trajectoire personnelle ne la rend pas moins douloureuse.

Xavier Le Clerc | Le pain des Français. Gallimard, 144 p., 19 €

Le récit s’ouvre sur une première injure : « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules ! » C’est ce qu’a hurlé un boulanger à l’adresse du père de l’auteur, qui venait y acheter dix baguettes pour sa famille. « C’était en 1986, mais cela aurait pu se passer en 1962 », constate Xavier Le Clerc, qui avait alors sept ans. Il aurait aimé que son père, cet Homme sans titre, pour reprendre celui du livre qu’il lui a consacré en 2022 (Gallimard), répondît : « Vous nous refusez du pain parce que vous refusez votre propre passé », un passé pétri du corps des Algériens, littéralement : « Nous sommes le pain des Français. » 

Mais parce qu’il ne répondit rien, pas plus que son jeune fils, « son silence, soutient l’auteur, fit du petit garçon que j’étais l’écrivain qui greffera sur les écorchés, toute sa vie, des mots comme de la peau ». Lorsque ce qu’il présente comme un événement fondateur eut lieu, quand se produisit la première blessure, donc, Xavier Le Clerc s’appelait Hamid Aït-Taïeb. Un quart de siècle plus tard, à trente-trois ans, il résolut de changer son nom et de le franciser, avant de devenir effectivement écrivain, doublant le transfert social d’une transgression historique. 

En 1882, dans son Algérie natale, l’administration coloniale procéda à un vaste recensement des « indigènes », en leur interdisant à cette occasion d’adopter « un nom à consonance française pour ne pas diluer la race. Des milliers d’hommes qui connaissaient pourtant bien leur généalogie étaient appelés SNP, Sans nom patronymique », constate Xavier Le Clerc. Une procédure d’anonymisation qui rappelle celle pratiquée à Cuba après l’abolition de l’esclavage sur l’île en 1886, où les anciens esclaves furent eux aussi privés de leur nom propre au profit de la mention « sin otro appellido », abrégé en « soa » (« sans autre nom de famille »).

Xavier Le Clerc s’est fait un nom, quant à lui, un nom de plume autant qu’un nom de plaie, puisqu’il porte en lui la marque des discriminations contre lesquelles il l’a forgé, et à travers lui l’histoire de ces mêmes discriminations qui l’ont poussé à changer de nom et à écrire depuis ce changement, précisément. Il est un « sentiment que je ne connaîtrais jamais : l’insouciance », confie l’auteur, lui qui n’a de cesse de se soucier de son nom et du passé qui lui est attaché, lui qui se demande dans le même sens, quoique dans un autre registre, « s’il est possible d’être algérien sans être hanté par la famine ».

Bien qu’il n’ait pas connu la famine, Hamid Aït-Taïeb a souvent eu faim au cours de son enfance passée dans la banlieue de Caen. En décidant de partir à Londres à vingt-cinq ans, il s’est donné l’opportunité de faire carrière dans le secteur du luxe, où il est devenu « chasseur de têtes » : « combien de centaines de personnes méritantes ai-je embauchées ? Alors que leur nom, souvent hérité d’un lointain recenseur colonial, les condamnait à ne jamais recevoir le moindre appel ».

Xavier Le Clerc, Le pain des français
« Comment vivent 130 000 Nord-Africains à Paris ? » Article pour le journal Regards (15 février 1952) © Gallica/BnF

Pour rare qu’il soit, ce moment d’autosatisfaction professionnelle rejoint ceux, plus nombreux, où il revendique hautement son statut d’écrivain, vu par lui comme un mandat de porte-voix, tandis qu’on ignore qui exactement lui a conféré pareille délégation. D’où l’ambivalence des sentiments que fait naître son discours. D’un côté, sa trajectoire incarne la réussite économique et littéraire, de l’autre, Xavier Le Clerc entend aussi incarner la misère sociale d’où il est pourtant sorti – « La guerre, la boue et les rats, je n’ai jamais rien écrit sans cette trinité », soutient-il, à ceci près qu’il ne vit plus depuis des années sous cette triple menace, sinon sur le mode de la hantise, justement. Or un fantôme se conjure, là où on ne peut conjurer le présent ; mais peut-être n’écrit-on jamais véritablement au présent. 

Xavier Le Clerc lui-même écrit d’ailleurs moins sur le présent que depuis le présent. C’est pourquoi sa situation temporelle est aussi délicate à tenir que sa position sociale. Il subit par conséquent un double tiraillement compliqué d’innombrables tensions : entre, d’un côté, le passé qu’il convoque tout en ayant rompu de fait avec lui, et cela alors même que cette rupture – en l’occurrence, le changement de nom, mais pas seulement – a laissé des traces telles que le contact avec ledit passé n’apparaît pas totalement rompu ; et, d’un autre côté, entre le passé de ses origines qu’il entend honorer et un avenir qu’il préférerait ne pas insulter en le préservant du passé de la violence coloniale et postcoloniale, qui cependant ne cesse de faire retour dans son texte. 

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Tout se passe en somme comme s’il aspirait à une forme de résolution, voire de réconciliation, tout en respirant quotidiennement un air saturé du souvenir d’événements, grands ou petits, qui, chacun pris à part, et plus encore une fois qu’il les met bout à bout, compromettent son projet. Une contradiction que résume assez bien le passage où l’auteur déclare qu’ « avec l’Algérie au corps, je reste un possédé des plus calmes, sans convulsion ni un mot plus haut que l’autre, alors qu’en moi se mêlent des voix déchirantes d’indigènes spoliés et de colons français, espagnols, maltais ». Sans doute désirerait-on par moments qu’un mot dépasse l’autre, et que l’auteur perde son calme, mais peut-être lui suffit-il de rappeler à lui ses souvenirs, et les faits qui les accompagnent.

Si la famine hante les Algériens, le refus de vendre du pain qui s’exprime par une motivation raciste hante l’Algérien qu’était Xavier Le Clerc à l’époque autant que le Français qu’il a choisi de devenir à sa majorité. Ce racisme-là, comme celui que véhiculait en tâchant de le rendre drôle la même année 1986 à la télévision française l’humoriste Smaïn en jouant un président de la République à l’accent arabe, ou bien le tout jeune Rachid Ferrache interprétant, lui aussi sur le plateau de Michel Drucker mais sans accent cette fois, Le P’tit Beur, une chanson aux paroles décidément intemporelles : « J’suis un p’tit Beur / Mais sois tranquille / J’viendrai pas te voler ton argent ». 

À la coupure pub – toujours en 1986 –, Xavier Le Clerc découvrait une marionnette en forme de gros crayon, à l’accent supposément africain et muni d’un poste radio portable collé contre l’oreille, un guignol présenté comme « Monsieur Désiré M’Balla, crayon noir », venu vanter la qualité des cahiers Super Conquérant. Au printemps 1991, quelques semaines avant le discours passablement alcoolisé de Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » attribués aux familles immigrées, un chansonnier (Vincent Lagaf’ vêtu d’un burnou) entonnait sur l’air du Pont de Nantes – de nouveau avec l’accent – La Zoubida, soit l’histoire d’une jeune Maghrébine retenue chez elle par sa mère (Vincent Lagaf’ coiffé d’un voile) que « Mokhtar » (Vincent Lagaf’ affublé d’un collier de barbe) emmène faire un tour de périphérique « en scooter doré » depuis Barbès avant d’être arrêté, parce que « le scooter Mokhtar l’avait volé », dit la chanson. Xavier Le Clerc n’a sans doute eu ni le temps ni le désir de prolonger cette sympathique généalogie du divertissement français en mentionnant l’hommage qu’a rendu Cyril Hanouna au clip de son prédécesseur lorsqu’en début d’année il a lancé sa propre web TV sous le nom de « Zoubida TV », après avoir, comme on sait, dévoyé le célèbre slogan de SOS Racisme désormais oublié : « Touche pas à mon pote ».

Mais c’est que la figure fictionnelle de Zohra qu’introduit Xavier Le Clerc dans son récit est moins une anti-pseudo-Zoubida qu’un moyen pour lui de remonter plus haut dans le temps, aux sources de cette violence coloniale qui informe la violence symbolique postcoloniale. Zohra est en effet le prénom que l’auteur a attribué au crâne d’une fillette rapporté d’Algérie dans les années 1840, et conservé depuis dans les réserves du musée de l’Homme de Paris avec quelques milliers d’autres, issus ou non des colonies. 

Avant cela, les militaires français avaient pillé les trésors du dey d’Alger vaincu en 1830, puis ils avaient méthodiquement retourné les cimetières de la ville dans le cadre d’un vaste plan de refonte urbanistique de la ville. « Pour parfaire l’empierrement qui relevait du service des Pont et Chaussées, note Xavier Le Clerc, d’innombrables squelettes mélangés aux stèles de marbre servirent à remblayer ces routes. » D’autres de ces os, ajoute-t-il, « étaient vendus au poids pour fabriquer du “charbon animal”. Un commerce macabre qui n’était pas nouveau, précise-t-il. Les squelettes de plus de vingt-cinq mille soldats morts à Waterloo, le 18 juin 1815, avaient été eux aussi déterrés, pour l’industrie du sucre de betterave ».

Suivant l’exemple de George Mosse pour la Première Guerre mondiale, il faudra sans doute s’interroger un jour sérieusement sur le rôle qu’ont joué les guerres napoléoniennes en tant que creuset historique de la « brutalisation » des sociétés formées dans son sillage, a fortiori en contexte colonial, et cela non seulement à l’encontre des vivants, mais aussi des morts, et du respect qui leur était dû. Peut-être pourrait-on alors mesurer à une autre aune la longueur des plaies encore ouvertes aujourd’hui. Cela n’expliquerait toutefois qu’à demi la façon dont elles trouvent à s’incarner dans la chair individuelle et collective d’un écrivain du début du XXIe siècle, et certainement pas pourquoi des brutes, en se gaussant, continuent de s’acharner sur elles.