Avec Les silences des pères, Rachid Benzine a choisi de parler des silences, ces non-dits qui ont éloigné le narrateur de son père, mais aussi ceux dans lesquels la société française se complait depuis le début des Trente Glorieuses en matière d’immigration.
À l’aube de la quarantaine, un pianiste à la carrière internationale interrompt une tournée pour rentrer à Trappes, sa ville natale, où son père vient de mourir. Mais ce père, un taiseux, est presque un étranger pour lui – cela fait vingt-deux ans qu’ils ne se sont pas vus. Après l’avoir enterré, il vide en compagnie de ses sœurs l’appartement de la cité où il a passé son enfance, et découvre alors dans une grosse enveloppe les cassettes que son père envoyait à son grand-père pour lui raconter sa vie en France, si loin du Maroc où toute sa famille était restée. Il y en a une par an, de 1965 à 2006, avec un nom de lieu et une date, et quand il glisse la première dans le vieux magnétophone Panasonic de son père, le narrateur va entendre un homme très différent de celui qu’il a connu : « Ce qui me frappe, c’est sa voix de jeune homme. Hésitante, elle traduit son âge, sa timidité. C’est étrange d’entendre mon père parler d’une vie où nous n’existions pas encore. […] Au fond, les enfants ne s’intéressent jamais à ce qu’ont été leurs parents. »
Cette première écoute, qui convoque la mémoire de son père, lui donne envie d’en savoir plus, et il va se lancer sur les traces du jeune immigré de dix-neuf ans pour tenter de comprendre pourquoi cette voix s’est tue. Ce faisant, il découvre aussi l’histoire ignorée, parce qu’occultée, de tous ceux qui, comme son père, ont dû quitter leur pays et renoncer à leurs rêves pour venir travailler en France. Bien sûr, l’immigration en tant que fait sociologique n’est pas une découverte, mais pour lui la réalité du quotidien que cette génération a vécu, les humiliations qu’elle a endurées, les sacrifices qu’elle a consentis pour que la suivante connaisse un meilleur sort, sont inconcevables. Ainsi, quand son père arrive à Noyelles-sous-Lens, pour travailler dans la mine : « on les a vomis devant un grand baraquement en bois, un bâtiment isolé dans une clairière. On ne les a pas fait descendre un par un mais c’est la benne que le chauffeur a fait basculer ».
Ils sont pourtant nombreux, les Marocains, les Algériens, les Portugais, les Turcs, les Maliens, les Sénégalais et tous les autres à avoir supporté sans broncher cette déshumanisation dans l’espoir que le contrat moral qu’ils passaient en venant en France serait honoré, dans l’espoir que leurs enfants seraient des Français à part entière et qu’ils auraient leur chance à part entière. En août 2023, un pourcentage croissant de nos concitoyens s’oppose au règlement de cette dette. L’histoire de cette génération-là est effacée de la mémoire collective, enfouie sous les silences conjoints des autorités et des principaux intéressés. Pourquoi ? « Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu’ils ont subi s’arrête avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. »
On retrouve souvent sous la plume d’auteurs dont les parents ont immigré en France cette idée de silence, de non-dit intergénérationnel, et cette mémoire-là n’est évoquée que par le poids d’un regard, le tremblement d’une main, une forme muette de récit que les enfants peinent à décrypter (les pages de Mehdi Charef sur ses parents en sont un autre exemple). Pire, ces silences sont mal interprétés, l’impassibilité passe pour de l’indifférence, et cette « voix silencieuse [devient] une torture ». Pourtant, ces enfants d’immigrés, quand ils s’arrêtent pour y réfléchir, aimeraient pouvoir se dire que ces vies-là ont eu un sens, que ces sacrifices ignorés de beaucoup et très souvent d’eux-mêmes n’ont pas été accomplis en vain. La fiction, quand elle est à son meilleur – et c’est le cas ici –, porte une valeur d’emblème, elle condense en quelques personnages les histoires de tous, et si elle n’apporte pas nécessairement de réponses, elle permet de se poser les bonnes questions. Quel devoir de mémoire avons-nous ? Mais surtout, quel devoir de mémoire avons-nous devant ces gens, nos pères et nos mères, qui ont tout fait pour qu’on oublie ce qu’ils ont vécu ?
C’est l’insoluble équation à laquelle se heurte l’enfant d’immigré : s’intégrer, sans gommer sa différence, différence qui dans la France d’aujourd’hui semble un frein à l’intégration. Porter le poids de cette mémoire, de cette nécessité de « réussir » pour donner un sens à ces existences sacrifiées, tout en évitant de la transformer en un obstacle à leurs propres désirs, à leurs propres rêves et à une conception contemporaine de la réussite qui n’est pas forcément celle de leurs aînés. À travers le personnage de ce pianiste, Rachid Benzine illustre avec justesse le dilemme des enfants et des petits-enfants de ces immigrés, qui les coince entre un pragmatisme utile mais un peu amnésique et la nécessité de perpétuer la mémoire. Il décrit tout aussi justement la tension psychologique qui en résulte, parce que cette mémoire et les symboles de son expression sont, parfois même au corps défendant des principaux intéressés, l’un des piliers de leur identité – voir la magnifique scène de la toilette mortuaire. Concilier ces deux pôles, la mémoire et les silences, les histoires qui font l’Histoire, est au cœur de ce très beau texte de Rachid Benzine, qui s’y emploie avec une élégance et une subtilité très bienvenues.