Entrée des fantômes

Comment revenir sur les traces d’une mission ethnographique conduite en Afrique durant les années 1930 ? Les obstacles sont innombrables pour établir une bonne distance d’appréciation. Les fantômes du colonialisme resurgissent, mais la très riche exposition du musée du Quai Branly – Jacques Chirac trouve le bon modèle – celui d’une contre-enquête – pour les accueillir en soulevant les questions éthiques qui s’imposent.

| « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes ». Musée du Quai Branly, Paris 7e. Jusqu’au 14 septembre 2025

Hormis pour les spécialistes, la mission Dakar-Djibouti (1931-1933) renvoie surtout à un souvenir de lecture : le journal rédigé par Michel Leiris sous le titre de L’Afrique fantôme, qui parut pour la première fois aux éditions Gallimard en 1934. Collaborateur de la revue Documents (1929-1931), l’ethnologue Marcel Griaule (1898-1956) dirigea cette mission soutenue par l’Institut d’ethnologie et le musée d’Ethnographie du Trocadéro ; il engagea son ami Michel Leiris, alors âgé de trente ans, en qualité de « secrétaire-archiviste ». L’équipe comprenait par ailleurs onze membres : outre des ethnologues, des linguistes (dont une femme, Deborah Lifchitz), un musicologue, un naturaliste, un peintre, etc.

Marcel Griaule l’indiquait dans le projet de son expédition, lequel figure dans l’une des premières vitrines de l’exposition : au cours de la traversée de quinze pays africains (dont les trois quarts appartenaient alors à l’empire colonial français), il s’agissait de collecter des objets pour enrichir les collections encore lacunaires du musée du Trocadéro créé en 1878 et aussi de documenter des cultures jugées vulnérables dans un contexte de domination coloniale. Ainsi, l’équipe rédigea environ 15 000 fiches de terrain, dont on peut voir quelques exemplaires lors de la visite ; elles permettaient de compléter ce que les quelque 6 000 photographies, les enregistrements cinématographiques ou sonores ne pouvaient restituer. Par exemple, à Kayes, au Mali, Michel Leiris et Marcel Griaule rédigèrent, croquis à l’appui, une fiche relative aux étapes de la réparation des calebasses.

Alors que les possessions impériales françaises s’accrurent au fil du XIXe siècle, la conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885) légalisa le partage de l’Afrique par les différents colonisateurs européens ; les grandes puissances de l’époque s’autorisèrent alors à constituer des collections d’objets transférables dans des musées où ils allaient être, dans un premier temps, scénarisés à la manière de trophées. La mission Dakar-Djibouti fut rendue possible par ce cadre juridique établi lors de ce traité multilatéral.

Dakar Djibouti
Un aigle (1932) © Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Paris

Ce voyage constituait la seconde mission de Griaule en Afrique après une première qui l’avait conduit en Éthiopie (1928-1929). À l’instar de Leiris, il dissociait totalement son travail de l’immense entreprise promotionnelle orchestrée par l’exposition coloniale organisée à Paris et que dénonça vigoureusement un tract des surréalistes resté fameux : « Ne visitez pas l’exposition coloniale » (mai 1931). La mission ethnographique et linguistique dirigée par Griaule entendait se placer sur un plan strictement scientifique en se dotant même d’une sorte de code déontologique formalisé par une brochure : Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques. Cela n’a évidement pas suffi à faire que les conditions de la collecte soient scientifiquement et moralement irréprochables au regard des critères actuels, puisque l’ethnologie des années 1930 restait tributaire d’une recherche de « l’exotisme ».

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Avec précision, exigence et sans voiler la réalité, la présente exposition réfléchit et documente ce cadre intellectuel et moral révolu qui ne correspond ni aux attentes des anciens colonisés désormais indépendants ni à celle de l’ethnologie contemporaine. À contre-courant d’un mode de présentation favorisant l’appréhension sensationnelle d’objets parfois à forte teneur esthétique ou magique dans la semi-obscurité du musée du Quai Branly, l’exposition entend mettre l’accent sur toutes les recherches entreprises en Afrique, depuis 2021, par des équipes de spécialistes africains et français, afin d’actualiser les connaissances sur les objets, les manuscrits, les ossements ou les spécimens naturalistes rapportés en métropole il y a quelque quatre-vingt-quinze ans.

L’objectif ethnologique de Griaule étant aujourd’hui indéfendable, la question se pose dans un contexte d’émancipation politique des pays africains de savoir comment valoriser de telles collections et, même, comment donner sens à l’ethnologie contemporaine pour un pays anciennement colonisateur. Lors d’une réédition de son Afrique Fantôme en 1981, ouvrage désapprouvé par Griaule dès sa parution, Leiris indiquait a posteriori une piste méritant qu’on s’y arrête à nouveau : « Plutôt que que seulement ramasser – comme mes compagnons et moi nous l’avons fait entre Dakar et Djibouti, en usant parfois de moyens que, moins sûrs d’agir pour la bonne cause, nous aurions condamnés – des informations et des objets qui, enregistrés dans nos archives ou conservés dans nos musées, attesteraient que des cultures injustement méconnues ont une valeur en elles-mêmes outre que, sur nos façons à nous, elles sont riches d’enseignements, fournir aux gens qu’on étudie des données pour la construction d’un avenir qui leur sera propre et, dans l’immédiat, produire des pièces difficilement récusables à l’appui de leurs revendications, tels étaient les buts tonifiants que, mûri par l’épreuve de l’Occupation allemande et aidé par le cours que dans les conjonctures nouvelles ma vie professionnelle avait pris, j’assignais à l’ethnographie quelques années après la dernière guerre. » (L’Afrique fantôme, 1981).

Dakar Djibouti
Les membres de l’expédition à l’entrée d’un village, dans la région de Gondar, en Éthiopie, en juillet 1932. Marcel Griaule tout à gauche, Michel Leiris à l’opposé sur la droite. © Musée du Quai Branly – Jacques Chirac / Pauline Guyon

Le problème de ce que Leiris appelle « ramasser » réside non seulement, et c’est le plus grave, dans les cas patents et documentés de vols – il parle pour sa part de « rapt » – mais aussi, plus généralement, dans le nombre important d’objets sur lesquels les informations sont insuffisantes pour leur conférer une pleine existence en fonction des critères scientifiques actuels. Les modalités d’acquisition, notamment, demeurent le plus souvent obscures. Néanmoins, grâce à sa rare exigence de sincérité, L’Afrique fantôme a permis d’en savoir plus sur certains objets, comme ce boli en forme de quadrupède recouvert d’une épaisse croûte comprenant du sang animal de la société initiatique du Kono active à  Kéméni et Diabougou (Mali).

Cependant, la notion de « contre-enquêtes » sous-titrant l’exposition construite par Gaëlle Beaujean (responsable des collections Afrique, musée du Quai Branly – Jacques chirac), accompagnée d’une large équipe de commissaires associés du Cameroun, du Sénégal, du Mali et d’Éthiopie, n’implique pas seulement un regard critique sur des pratiques appartenant au passé ; elle a induit un nouveau travail de terrain auprès des descendants afin de collecter des souvenirs transmis au sujet des usages, comme par exemple sur tels soufflets de forges, telles poupées avec lesquelles jouaient les fillettes ou tel savoir-faire en passe de disparaître comme certaines formes de tissage.

Dans le mot « contre », il convient d’entendre la charge contestataire et critique visant une ethnologie d’un monde colonial disparu qui n’exclut d’ailleurs pas, aujourd’hui, d’autres formes de tutelle ; mais « contre » signifie aussi ce qui est très proche. Cette contre-enquête maintient finalement une proximité avec le regard et la méthode de Michel Leiris, qui s’était montré particulièrement attentif à la volonté d’émancipation des peuples africains en dénonçant, par ailleurs, son propre travers, à savoir la « suffisance de l’Occidental cultivé ». C’est ainsi qu’on peut considérer L’Afrique fantôme comme une forme de récit démystificateur préfigurant, à bien des égards, les contre-enquêtes ethnologiques ultérieures.