En bref : des voyages

L’invitation au voyage est un classique littéraire. En voici de beaux exemples : Gaëtane Lamarche-Vadel visite une des traditions millénaires de la civilisation persane, les jardins ; marcheur infatigable, Joël Vernet invite à voir surgir des émotions dans les terres qu’il traverse ; Jean-Pierre Le Goff, le poète surréaliste, conduit vers des lieux réels par « les chemins de l’image », Jennifer Richard transforme des contes piochés au gré des océans en autant de voyages vers l’outremer, tandis qu’Emmanuel Rubio, amoureux des polices de caractère, fait de l’une d’elles le point de départ d’un jeu de piste. L’autre départ, moins poétique, est initié par les passeurs de migrants dont Alexandre Lauret présente la population hétéroclite. Enfin, on rencontre les œuvres de Berlinde De Bruyckere dans une exposition qui lui est consacrée.

Gaëtane Lamarche-Vadel | Jardins persans. Une traversée architecturale et philosophique. Éditions de La Villette, 350 p., 29 €

Au moment où un promoteur rapace projette pour Gaza un futur clinquant (et délirant), ce livre nous présente, dans cet orient proche, la réussite accomplie de la civilisation persane. Ses jardins, depuis plus de deux millénaires, ont combiné l’eau et la terre, dans un périmètre défini, pour réaliser in situ des variations de paradis végétaux. Les voyageurs occidentaux les ont découverts dès la Renaissance et ont adressé de la Perse des lettres admiratives.

L’ouvrage s’ouvre et s’organise avec la rigueur de l’architecte et du jardinier. Soit un diptyque Points de vue/ Points de vie qui retrace la généalogie culturale et culturelle de ces lieux, leur portée esthétique et philosophique, leurs variantes dans l’espace et le temps. Innovation pré-islamique, ils s’intègrent dans le nouveau corpus religieux tant le Coran les célèbre. Ces manifestations concrètes d’un art de vivre sont également des pairidaezaï, anticipant sur un au-delà de félicité.

Cet essai savant, voire érudit, nous démontre que le jardin est un lieu qui nous cultive autant qu’il nous charme. Ce détour par l’orient permet au lecteur de méditer sur cette composante d’un art de vivre. La sociabilité s’abrite sous des pavillons, la biodiversité se dispose selon des cheminements, le plan d’eau reflète les silhouettes des passants apaisés.    

Le livre propose une riche iconographie des jardins, ceux de laine que sont les tapis, des miniatures poétiques aux jeux d’eau (miroirs, réseaux de rigoles et jets). Soit une invitation à des visites sans les visas des mollahs. Et si ces jardins concrétisaient une image idéale de l’Anthropocène ? Homo sapiens y a domestiqué l’eau, la terre, la végétation, il a dessiné avec ces éléments de nature le paysage de sa culture, ici en Perse, mais aussi en Chine au Japon, en Europe. Cette réussite évidente reste encore trop circonscrite, ou est-elle un alibi pour saccager ce qui est hors leurs enceintes ? Jean-Louis Tissier

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Emmanuel Rubio, Gaëtane Lamarche-Vadel, Jardins persans. Une traversée architecturale et philosophique, Joël Vernet, Copeaux du dehors, Jean-Pierre Le Goff/ Les Chemins de l’image
« Jardins persans. Une traversée architecturale et philosophique », Gaëtane Lamarche-Vadel (détail) © Editions de La Villette,
Joël Vernet | Copeaux du dehors. Sur des illustrations de Vincent Bebert. Fata Morgana, 144 p., 25 €

Ce qui étonne toujours chez Joël Vernet, c’est la simplicité de l’écriture. Les phrases sont courtes, écrites « à folle vitesse », comme s’il ne fallait rien rater de l’existence, celle du dedans et celle du dehors. On est à la fois dans le présent et dans la mémoire, ce qui fait l’unité d’une vie. Son livre peut ressembler à un journal de voyage – « Trois hivers dans les Balkans », nous indique le sous-titre – mais à la façon méditative d’un moine-poète itinérant dont la religion consisterait à célébrer, dans leurs aspects les plus quotidiens, le culte de l’instant et le mystère d’être au monde. On le voit arpenter des ruelles, sillonner la campagne ou le littoral, allant au hasard vers l’inconnu dont il porte en lui l’ivresse : « L’inconnu nous offre l’audace et l’élan. Tu t’en vas marcher sous la pluie, sous le soleil, peu importe les états du ciel, tu sais entrer dans le mouvement. Tu cours, tu danses… »

Son écriture est celle d’un marcheur infatigable, à l’affût, l’œil constamment en éveil pour saisir les moindres vibrations des lieux qu’il traverse : « Voir est vivre ». Pourtant, dans cette quête effrénée du bonheur, il y a quelque chose qui se dérobe toujours, peut-être d’insoutenable, d’où cette mélancolie et ce regret d’un passé où l’on croyait tous les rêves possibles, que l’on pouvait changer la vie. Cette nostalgie n’est pas seulement un retour en arrière. Comme il l’écrit, « la nostalgie flamboie vers l’avenir, et loin d’éteindre les sensations, elle les accroît ». Partout où il va, ce nomade emporte un peu de sa terre natale, en Margeride, et soudain, au détour d’une phrase, l’on voit surgir avec émotion la mère, « si menue, de la pénombre d’une cuisine », celle qui avait « la parole des yeux », et non des mots, et c’est de ce silence que tout s’est élancé et que « les livres sont nés ». La prose lumineuse de Joël Vernet nous invite à porter un autre regard sur le monde où un seul vol d’oiseau peut éblouir le ciel. Alain Roussel

Jean-Pierre Le Goff | Les chemins de l’image. Postface de Sylvain Tanquerel. Le Cadran ligné, 348 p., 27 €

Bien qu’il ait beaucoup écrit auparavant, Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) – poète surréaliste à ne pas confondre avec le sociologue du même nom – décide à partir de 1985 d’inaugurer une nouvelle approche de la poésie en la faisant sortir de la littérature proprement dite pour lui ouvrir un nouvel espace. Il ne s’agit plus seulement de faire résonner les mots les uns dans les autres dans le circuit fermé de l’écriture, mais de les confronter à la réalité la plus prosaïque et de révéler les liens intimes que l’imaginaire peut établir avec le quotidien. S’il est un poète qui ait le plus judicieusement exploité les ressources du « hasard objectif » cher aux surréalistes, c’est lui. En appliquant à la fois subjectivement et objectivement la méthode analogique, il révèle et même invente des synchronicités inédites dans la chair même du monde, tout en faisant entrer dans son jeu de nombreux destinataires, dont Jacques Réda qui préfacera Le cachet de la poste (Gallimard, 2000), sorte d’inventaire des premières expériences.

De quoi s’agit-il ? Il envoie par la Poste à ses correspondants des « petits papiers » où il évoque une rêverie longuement mûrie autour d’un objet ou d’un mot, souvent les deux liés, les incitant à réagir et à passer avec lui à l’acte dans ses tentatives de subversion poétique du réel, avec tout le sérieux et le dérisoire qui s’imposent. Il les invite à le rejoindre en un lieu géographique, très précisément choisi en fonction de ses réflexions oniriques et où il déposera l’objet ou le message qui symbolise le mieux sa démarche, selon un rituel de son invention. Les éléments déclencheurs de cette quête sont très souvent des jeux de mots, notamment l’anagramme, qui le guident par « les chemins de l’image » vers des lieux réels, créant ainsi les repères d’une géographie secrète et intime de la poésie. Il est important de préciser que les petits papiers s’appellent les uns les autres et confèrent à l’ensemble de ces « événements improbables » une forte cohérence. La minutieuse postface de Sylvain Tanquerel apporte de précieux éclaircissements sur cette aventure hors des normes littéraires. Alain Roussel

Jennifer Richard | Contes d’outre-mer. Grasset, 175 p., 15 €

« Partagent-ils une âme collective qui puiserait dans le même liquide maléfique d’un continent à l’autre ? », s’interroge le roi des albatros à propos des humains. Une question similaire nous titille en ouvrant ce volume paru dans une récente collection, « La France par ses contes », où figurent déjà des contes « de Normandie », « des Pyrénées » et « de la Loire ». On en serait encore là, vraiment ? À cet « outre-mer » qui, depuis un parapet d’Europe, agglomérerait Guadeloupe et Polynésie, Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon ? Il serait pourtant dommage d’en rester à cette prévention initiale, non seulement parce que Jennifer Richard (« franco-américaine aux origines guadeloupéennes et normandes, grandie à Tahiti puis Wallis-et-Futuna ») a le chic pour désarçonner quiconque aurait organisé sa bibliothèque par aires géographiques, mais encore parce que sa proposition, cohérente, originale, facétieuse, étonne et ravit.

Le carrousel de contrées ultramarines et autres « escales » insulaires (de Mayotte-Maoré en Martinique-Madinina, de Uvea mo Futuna en Kanaky en passant par Terre Adélie ou îles Crozet) décourage la recherche d’un substrat autochtone tout en préservant le scintillement rêveur d’un déjà-lu de l’enfance. Jennifer Richard réinitialise brillamment ces contes piochés ou inventés, on ne sait – sans doute les deux –, au gré des océans. La magie liquide d’une narration experte se coule en des formes certes reconnaissables mais subtilement ondoyantes : la légende de la princesse et du poisson-rat ; le conte étiologique expliquant la naissance d’un lac ; les fables animalières ; les créatures hybrides (admirable femme-baleine dans les veines de qui coule « du sang de pêcheur et du sang d’écrevisse ») ou d’entre mondes (chevaux à trois pattes, chiens fauves, gnome sylvestre hideux faisant commerce d’âmes…). Quant au récit fantastique, il met en œuvre la confrontation d’un narrateur ou d’une narratrice d’aujourd’hui à la mémoire cruelle d’un lieu (sur une « habitation » hantée – va savoir ! – de Guadeloupe, ou là où s’échoua une goélette à Saint-Pierre…), révélant la subsistance, sous l’apparence paisible de jours contemporains, de temps barbares et brutaux que les histoires et légendes, sans y parvenir tout à fait, ont jadis tenté de domestiquer. Catherine Mazauric

Emmanuel Rubio
© Emmanuel Rubio
Emmanuel Rubio | Le jeu de la trajane. Sens & Tonka, 54 p.,17,50 €  

Emmanuel Rubio a une double profession : il est professeur de littérature et critique d’architecture. Mieux encore, il a un double savoir puisqu’il connaît aussi bien la poésie et son histoire que la lettre et sa facture. La lettre au sens propre : la lettre imaginée, dessinée, gravée, imprimée. Ce qui s’appelle la police de caractère. Auteur d’un essai diablement original et érudit, La lettre au carré, il revient avec un essai plus bref et concentré sur l’histoire d’une police : la lettre trajane.

Sans doute connaissez-vous la colonne Trajane, édifiée par l’empereur Trajan, visible aujourd’hui à Rome, au milieu du Forum. En revanche, vous n’aviez peut-être pas remarqué, sur son socle, une inscription qui « a servi de modèle à toute la Renaissance, à tous les typographes qui ont suivi ». L’inscription a été incise dans la pierre pour durer et braver le temps, et la forme de ses lettres a en effet traversé les âges pour être reprise à la Renaissance et à l’ère baroque. À partir de cette vérité historique, Emmanuel Rubio élabore un commentaire d’une extraordinaire sagacité sur les rapports entre la lettre et le pouvoir, la lettre et la mort et, pourrions-nous ajouter, la lettre et l’orgueil.

Son œil exceptionnellement exercé lui permet de commenter jusqu’à la « finesse du trait » de la trajane, l’espacement de ses caractères, la profondeur de sa marque, son empattement, ainsi que les « coquilles monumentales », un A « auquel manque la barre centrale », par exemple. Non seulement il voit dans la majestueuse sobriété de cette police de caractère un versant réduit de l’ingénierie romaine, si impressionnante, mais il s’en va draguer la rivière de la métaphysique et réfléchir au rien, à la poussière que sous-entendent ces lames funéraires dont il cite le texte réduit à un « lacis de consonnes solitaires » : nihil.

La phrase d’Emmanuel Rubio, elle, a l’élégance et le tombé d’une toge, mais l’auteur a de l’humour. Il ne s’en tient pas au néant de marbre ni à l’intimidante minéralité des Romains. Son bréviaire est illustré de photos prises par lui-même et en vient peu à peu à notre époque, celle de la reproduction, de la multiplication et du détournement. Car la trajane a été photoshoppée, violée et volée, mais Emmanuel Rubio ne juge pas. Il observe, songe, rêve, médite.

Sans doute n’y a-t-il pas pensé, mais son livre pourrait servir de guide à un ou une touriste arpentant les rues de Rome. Le jeu de la trajane serait un merveilleux point de départ pour un jeu de piste qui commencerait au pied de la colonne Trajane et se poursuivrait au gré des inscriptions en cette auguste police de caractère. Cécile Dutheil de la Rochère

Alexandre Lauret | L’épopée des passeurs. L’âge d’or du trafic de migrants à Djibouti. La Découverte, 288 p., 22 €

Les passeurs des migrants, qu’ils soient de Dakar ou du Maroc, de Ziguinchor ou de Nouakchott, ne donnent guère envie d’en savoir plus sur leurs commerces avec les noyades, les rançons que l’on connait. Pourtant, Alexandre Lauret a placé son livre sous le signe de cette parole de petites mains, qui tire sa valeur de sa rareté. En effet, les passeurs n’écrivent pas, on n’a sur leur vie qu’un discours sur leurs crimes. L’intérêt de l’enquête menée est d’être écrite sans condamnation ni indignation, et sans célébration pour autant. Simplement retrouver trace du sous-sol de cette fébrile activité.

Lauret suit l’histoire à partir de Djibouti, une terre d’accueil pour les populations fuyant les conflits et les régimes autoritaires : en Somalie, en Éthiopie, en Érythrée ou au Yémen. Beaucoup gardent l’espoir de prendre la route du retour une fois le calme revenu dans leur pays d’origine. D’autres s’orientent vers une tierce destination. Enfin, ils sont des milliers à s’établir durablement à Djibouti, soit dans des camps de réfugiés, soit en s’intégrant dans la population locale.

Depuis dix ans, l’image d’une oasis de stabilité a attiré des milliers de Yéménites que la crise en cours a propulsés hors de leurs foyers. Dans l’autre sens, ils sont des milliers en provenance d’Éthiopie à traverser le territoire avec l’ambition d’atteindre les côtes yéménites, porte d’entrée vers la péninsule Arabique.

Grâce à la parole des soixante-dix passeurs interrogés, l’ouvrage met en lumière le fractionnement des rôles, du lieutenant du réseau à la sentinelle, son second et l’affranchi, de l’homme de main au dépanneur. À travers le cas des réfugiés yéménites à Obock, on comprend la construction et le renforcement d’un espace géographique transnational incluant les deux rives, la côte nord de Djibouti.

Un autre horizon alors se dresse. On voit la proximité géographique des deux rives qui se traduit par une continuité historique, culturelle, économique et religieuse des populations littorales. Au gré des évènements, cet espace connaît des dynamiques d’expansion et de rétraction des échanges. Avec cette enquête, l’idée d’un espace transnational prend tout son sens. Jean-François Laé

Berlinde De Bruyckere | Khorós. Bozar (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles). Jusqu’au 21 août 2025

Dès la première salle de « Khorós », la récente exposition consacrée par Bozar à Berlinde De Bruyckere, une cire perdue nous montre les pieds d’un imposant crucifix qui plane dans les airs. Face à lui, une des célèbres carcasses chevalines. L’homme et la bête ou le dieu et l’animal sacrifié soulève une opposition qui parcours toute cette exposition. C’est là qu’intervient le travail de l’embaumeur, comme une traversée dans le monde des âmes invisibles, où il faut une sensibilité froide, presque blanche, fleurant la transparence, pour entreprendre une telle percée et avancer.

Le travail de Berlinde De Bruyckere élabore avant tout un dialogue à travers le temps, l’espace, les lieux et les matières, qui vont du vivant au non-vivant. La mort semble être au centre de son univers, mais celui-ci relève d’un subtil échange avec la vie et les corps. La cire modèle aussi bien les corps humains que l’écorce d’arbre. Ainsi, les troncs d’arbres ne sont pas des natures mortes, mais une nature qui porte en elle la signe de sa mort, une mort qui grandit en elle, qui la traverse pour lui donner sens et direction. La subtilité est moins dans l’opposition que dans l’enrobement, comme les vieilles couvertures qui nous réchauffent mais peuvent aussi nous étouffer. La condition humaine n’est plus une fuite devant la mort, mais la reconnaissance de ce qui nous lie intimement à elle, sa beauté, sa précarité.  

Aux matières brutes s’oppose l’intimité des organes, d’abord évoquée par une superposition de vieux papiers, modèle ou patron au motif floral et auquel répond une suite de petits dessins des sexes humains. Intitulés « Lelie poire d’amour » et « Vagina », ces dessins montrent la déchirure la plus intime de l’être, celle qui vous mène vers ce travail « Met tere huid » (Une peau délicate) qui combine la laine au rouge satin pour dire l’intime le plus profond de l’être. Entrée de plain-pied dans le domaine d’Éros, cette suite débouche sur un caisson qui héberge un corps féminin couché et décapité. Au mur, lui répond le « Salomé avec la tête de saint Jean Baptiste » de Cranach l’Ancien. C’est donc sur une sorte de convulsion que se termine cette exposition, comme pour rappeler qu’au centre de la fragilité et de la douleur humaine se trouve une beauté qui échappe au temps et naît du désir et de l’intériorité des corps. Stéphane Massonet