Parmi les guerres qui ravagent la région arabe depuis les soulèvements de 2011, celle du Yémen occupe une place médiatique particulière qui fait écho à sa position périphérique dans l’espace arabe malgré son importance géostratégique dans la péninsule Arabique. Elle est souvent qualifiée de « guerre oubliée » lorsqu’elle resurgit dans l’horizon médiatique, comme si la reconnaissance de son occultation valait absolution d’une information épisodique sur le conflit.
La difficulté d’obtenir un visa auprès de l’une ou l’autre des autorités qui prétendent représenter officiellement le Yémen, ainsi que le coût élevé du séjour d’envoyés spéciaux et d’équipes de télévision dans ce pays au regard du peu d’intérêt du grand public pour cette guerre, sont des moteurs puissants de cette discrétion médiatique que quelques journalistes indépendants ont ébréchée. Le contraste est grand avec le conflit syrien qui a suscité non seulement une grande couverture médiatique mais aussi une forte production académique en relation avec sa présence significative dans l’espace public. Au nombre réduit de reportages écrits et télévisuels sur la guerre au Yémen s’ajoute une production éditoriale limitée et très spécialisée, généralement enclose dans la littérature grise ou sépia des ONG, des institutions internationales et des centres de réflexion.
Une brume épaisse entoure donc le conflit yéménite, qui est souvent perçu à travers des généralisations réductrices, soit, à un niveau interne, l’opposition sunnite/chiite, soit, à un niveau régional, la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le choix de dater le début de la guerre au 26 mars 2015, qui correspond au déclenchement de l’intervention de la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite, brouille un peu plus la compréhension. Il contribue à faire prévaloir une vision simpliste du conflit, conçu comme un affrontement entre l’ogre saoudien et sa proie yéménite, tout en occultant la responsabilité des rebelles houthis qui ont choisi l’option militaire pour imposer leur pouvoir sur une grande partie du Yémen et enterrer les espoirs de la révolution yéménite de 2011.
Si les échos médiatiques du conflit sont rares, les voix et les témoignages en provenance de l’intérieur du Yémen le sont encore plus. Les populations yéménites sont ainsi nimbées d’un anonymat cruel qui augmente encore une solitude tragique les laissant à la merci des différents groupes armés qui se disputent le contrôle du pays, entretiennent un climat d’insécurité permanente et bâillonnent la libre expression des opinions. Dans ce contexte, l’ouvrage d’Alexandre Lauret apporte un contrepoint précieux à ce silence forcé en restituant la parole de réfugiés yéménites installés dans le camp Markazi près d’Obock dans la république de Djibouti. Ce livre, dans son intention et sa forme, fait écho à celui de l’écrivaine et militante yéménite Bushra Al-Maqtari publié en 2018 et qui s’intitule Qu’as-tu laissé derrière toi ? Voix du pays de la guerre oubliée, dont seule l’introduction a été traduite en français [1]. Bushra Al-Maqtari, résidant à Sanaa, a réalisé entre 2015 et 2017 une longue enquête dans plusieurs villes du Yémen pour rapporter les témoignages de proches de victimes de la guerre. Alexandre Lauret a, quant à lui, recueilli une centaine de récits de réfugiés yéménites du camp Markazi, installé en avril 2015 et qui accueillit 7 000 personnes. Cet ouvrage pourrait s’apparenter au deuxième livre de certains ethnologues qui doublent leur travail proprement scientifique de textes littéraires comme, pour rester dans la Corne de l’Afrique, Les flambeurs d’hommes de Marcel Griaule ou L’Afrique fantôme de Michel Leiris [2].
Ce recueil de récits d’Alexandre Lauret est cependant plus que la doublure de sa thèse de doctorat en géographie consacrée au trafic de migrants à Djibouti, un thème qui inclut et dépasse le cas yéménite [3]. Ponctué de plusieurs descriptions sensibles de lieux, du camp de réfugiés au centre-ville de Djibouti et assorti d’une chronologie du Yémen et d’une brève histoire de Markazi, l’essentiel du livre est constitué par des témoignages que l’auteur a répartis en quatre grands thèmes : la guerre, l’exil, vivre et survivre et l’errance. Les auteurs de ces récits sont anonymes et si la plupart sont des réfugiés du camp, on y trouve aussi des travailleurs humanitaires et des représentants des forces de sécurité djiboutiennes. Une des réussites remarquables de l’entreprise, au regard de la forte ségrégation des sexes au Yémen, est la collecte de témoignages féminins. Des femmes yéménites relatent ainsi leurs expériences au Yémen et dans le camp, en détaillant, pour certaines, des aspects très privés de leurs vies familiale et conjugale. Il est ainsi fait état de plusieurs situations, certaines douloureuses comme le mariage forcé des mineures, et d’autres contrevenant aux normes sociales comme l’union matrimoniale d’une femme avec un conjoint plus jeune.
La polyphonie des témoignages met ainsi en exergue la variété des parcours. Pour certains, le camp Markazi n’est qu’une escale avant de trouver un travail à Djibouti, de partir ailleurs ou de rentrer au Yémen. Les allers-retours entre Djibouti et le Yémen sont facilités par le trafic incessant des boutres transportant les personnes et les marchandises. Un litige ou un mariage au Yémen peut inciter au séjour temporaire dans le pays en guerre, tandis que des familles yéménites peuvent traverser en sens inverse la mer Rouge pour assister à des événements familiaux.
Dans plusieurs récits, il est fait mention des Yéménites anciennement installés à Djibouti et qui sont susceptibles de représenter une ressource professionnelle pour les nouveaux arrivés et un moyen de sortir du camp de réfugiés. Le récit d’un père de famille soucieux de l’éducation de ses enfants est particulièrement révélateur du contraste existant entre les conditions de vie difficiles des réfugiés et celles des Yéménites porteurs de la nationalité djiboutienne. Les quelques livres offerts à ses enfants par le directeur de l’école yéménite de Djibouti qu’il est allé rencontrer dans cette ville lui sont confisqués par le responsable de l’école du camp qui ne souhaite pas que les carences en formation de ses enseignants soient révélées par l’élévation du niveau scolaire des élèves réfugiés. Cette histoire consternante reflète cependant la situation désastreuse de l’éducation au Yémen où les enseignants vivent dans un contexte économiques précaire et sont souvent privés de salaire.
Les récits des réfugiés offrent ainsi une image réfractée de la condition yéménite qui est saisie à partir de « vies minuscules » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Michon. C’est surtout la première phase de la guerre qui apparaît de manière récurrente dans les récits avec la mention de ses protagonistes principaux, les Houthis, l’armée gouvernementale, les milices séparatistes sudistes, l’Arabie saoudite et Al-Qaïda. Elle correspond à l’expansion territoriale des Houthis vers les régions méridionales du pays, leur siège de Taez et d’Aden et les bombardements saoudiens. L’irruption d’une violence extrême et aveugle est ainsi une des premières causes du refuge à Djibouti. Le livre relie indissolublement la guerre et l’exil en mettant à la fois en exergue les particularités de ces migrations forcées et celles du contexte djiboutien [4]. Il ne résume certes pas la diversité de l’exil yéménite, dont les projections sont plurielles. En Égypte, qui rassemble le plus grand nombre d’exilés, et en Turquie, les caractéristiques sociales et régionales des migrants yéménites seraient certainement plus variées, de même que les récits de vie qui pourraient en être rapportés.
Une des dernières scènes décrites par l’auteur montre une séance de préparation militaire avec des armes factices organisée par de jeunes garçons qui souhaitent en découdre avec les Houthis lors de leur retour au pays. Alors que le régime saoudien tente de se désengager de la guerre au Yémen et qu’une trêve signée le 2 avril 2023 fait espérer, sinon la paix, du moins l’entrée dans une phase sérieuse de négociations [5], ce tableau vient rappeler l’ampleur des ressentiments suscités par la tragédie yéménite, la guerre présente faisant ressurgir les ombres des conflits passés et nourrissant ceux du futur. Les témoignages réunis dans ce livre remarquable nous permettent de saisir comment la guerre se répercute sur les expériences individuelles ou familiales et comment elle est interprétée par les individus ordinaires. Alexandre Lauret a réalisé une œuvre incontournable sur le vécu de la guerre et de l’exil et, comme les nacoudas des boutres yéménites, il nous donne accès, avec générosité et sensibilité, aux deux rives de la mer Rouge.
Franck Mermier est anthropologue et directeur de recherche au CNRS (IRIS). Il a notamment publié Yémen. Écrire la guerre (Classiques Garnier, 2018).
[1] On doit la traduction de la traduction à Marianne Babut, voir Bushra Al-Maqtari, « Témoigner pour les victimes de la guerre au Yémen », présentation de Franck Mermier, Monde commun, Guerre civile ?, n° 8, 2023, p. 141-159. Le titre de l’ouvrage en arabe est Madhâ tarakt wara’ak. Aswât min bilâd al-harb al-mansiyya, Beyrouth, Riad El Rayyes, 2018. Le livre a été traduit en allemand (Berlin, Ullstein Buchverlage, 2020) et en anglais sous le titre What have you left behind ? Voices from a forgotten war (Londres, Fitzcarraldo Editions, 2022).
[2] Voir Vincent Debaene, L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Gallimard, 2010.
[3] Alexandre Lauret, L’âge d’or du trafic de migrants à Djibouti : marge, passeurs et intégration régionale dans la Corne de l’Afrique et la péninsule Arabique, sous la direction de Bezunesh Tamru et Tarik Dahou, Université de Paris 8, 2022.
[4] Le lecteur familier du Yémen achoppera sur quelques scories de la traduction comme le terme « la brousse » extrait du contexte djiboutien et dont l’équivalent au Yémen serait, soit le monde rural, soit les montagnes, ou « les gens de la plage » pour qualifier les « gens de la côte » yéménite.
[5] Franck Mermier, « Le Yémen sur la voie de la paix », Esprit, juin 2023, p. 18-21.