La Palestine est invitée d’honneur du 42e Marché de la poésie à Paris. Mais que signifie être poète « de Palestine », « venu d’une patrie privée de sa patrie » comme le formulait Mahmoud Darwich dans son poème « La Qasida de Beyrouth », alors que la perspective même de la vie ordinaire semble plus que jamais inatteignable ? Trois poètes invités au Marché, Karim Kattan, Doha al-Kahlout et Anas Alaili, ont répondu à nos questions.
Karim Kattan, né en 1989 à Jérusalem, a déjà publié un recueil de nouvelles et deux romans remarqués : Le Palais des deux collines et L’Eden à l’aube (Elyzad, 2021 et 2024). Il écrit en français et vient de faire paraître un recueil de poésie, Hortus conclusus.
Quelle est votre conception de la poésie en général (par rapport aux autres modes d’écriture, par rapport à l’histoire de la littérature de langue arabe…) ?
Je ne sais pas si j’ai une conception de la poésie dans mon travail en général : dans mon écriture, je ne sépare pas forcément les modes d’écriture. Par exemple, dans L’Éden à l’aube, la prose, déjà poétique, se délite au fur et à mesure pour devenir versifiée à la fin, se termine en mélopée un peu biblique. Ce n’est pas un choix formel fort, mais la recherche de la meilleure modalité d’expression d’un sujet à un moment donné.
D’ailleurs, je pense que ce qui définit Hortus conclusus n’est pas tant la forme poétique – qu’on retrouve ailleurs dans mon travail – mais bien plutôt l’idée de recueil. C’est-à-dire que je le vois comme une constellation de textes courts, qui constituent ensemble une galaxie ; contrairement à un roman qui est quelque part un souffle unique. La différence se situe peut-être alors dans la temporalité et le nombre : entre l’un et le multiple ? Mais je ne sais même pas si cela est si juste que ça car je considère aussi Hortus comme un tout, pas seulement comme un agglomérat de poèmes distincts.
Quelles sont les « influences » en arabe ou en d’autres langues qui ont façonné la poésie palestinienne et la vôtre ?
J’aime dire de mes influences qu’elles sont planétaires plutôt que locales et je ne sais jamais les réduire – elles évoluent, changent, se superposent, tout nous nourrit… Ce qui influence mon travail textuel, c’est aussi bien Abu Nawas que la Légende de Zelda, Yukio Mishima qu’Ursula Le Guin, Rimbaud que Star Trek. En ce sens, je dis d’ailleurs que je suis un écrivain palestinien et français (et non, comme on aime le dire, franco-palestinien).
À qui s’adressent la poésie palestinienne et la vôtre ?
Je ne sais pas à qui on s’adresse quand on écrit : au lecteur idéal et au pire lecteur tout à la fois. Ce que je sais, c’est que je ne veux pas jouer au Palestinien pour un lectorat étranger – rôle dans lequel je me retrouve parfois et avec lequel je me débats du mieux que je peux. Il faut savoir qu’en Palestine la poésie est une forme populaire et très présente. On le voit, par exemple, dans l’émergence de la figure du poète et de la poétesse de Gaza, qui choisissent la poésie comme forme non médiée et très lue pour témoigner du génocide.

Comment présenteriez-vous la poésie que vous écrivez (en termes de thèmes, de forme poétique…) ?
Hortus conclusus est plein de choses. Je pense que c’est la conclusion d’un cycle d’écriture qui a commencé avec mon recueil de nouvelles Préliminaires pour un verger futur. Ces poèmes ont été écrits, pour la plupart, avant le 7 octobre 2023.
Quelle influence a la situation des Palestiniens à Gaza, en Cisjordanie et en Israël sur la poésie que vous écrivez ?
Cette situation est omniprésente, même dans les poèmes qui semblent se dérouler à Camelot ou au Japon (deux espaces qui connaissent bien la disparition aussi – dans Camelot se préfigure toujours la destruction du royaume, Lancelot est ce qui fait prospérer le royaume et en même temps l’énergie qui mènera à sa destruction).
Il y a notamment deux poèmes, je pense, « Check-point » et « En Aulide », qui parlent très directement de la situation et de la violence qu’elle m’a infligée, à moi comme Palestinien et à moi comme individu. D’autres aussi, mais je pense à ces deux-là maintenant. Pourtant, j’essaye aussi de m’en libérer et d’affirmer : je suis un écrivain qui peut aussi bien parler de l’Occupation que d’un mythe grec. Pour moi, c’est une affirmation de liberté mais aussi le refus d’être emprisonné dans une espèce de fonction de témoignage, inévitablement réductrice et, je dirais même, aux connotations parfois racistes (comme si on ne savait rien faire d’autre ; comme si on ne se lisait qu’entre nous ; comme si on n’était pas aptes à affirmer autre chose que ce que nous sommes).
Mais, comme je le dis dans la préface, l’histoire nous oblige. Évidemment, j’aurais préféré me passer de paratexte, mais comment faire de la littérature pendant et après Gaza ? Avec horreur et honte. La préface tente de réfléchir à cette question, même si j’emprunte des chemins obliques. Je n’ai pas de réponse, seulement des tentatives.
Propos recueillis par Cécile Dutheil de la Rochère

Doha al-Kahlout, professeure et poète, est née en 1996 et a toujours vécu à Gaza. En 2018, elle a publié en arabe un recueil de poésie, Ashbah. Certains de ses poèmes sont traduits en français dans l’anthologie de poèmes de Gaza paru. Elle a depuis quelques semaines trouvé refuge en France.
Comment décririez-vous la poésie que vous écrivez en termes de thèmes et de forme poétique ?
Je me sens prise entre moi, ma patrie et le sentiment complètement nouveau d’extranéité. À l’origine, j’ai tendance, lorsque j’écris de la poésie, à me tourner vers moi-même, vers la vie psychique et la définition à donner aux mots et aux choses. Dans les moments où l’actualité à Gaza vient tout bouleverser, je n’hésite pas à écrire sur celle-ci (en termes d’expérience ou pour la définir), mais je peux dire que je commence toujours par m’intéresser à l’impact d’un événement sur moi et à la manière dont je vais le définir. Je ne m’impose pas de forme poétique, cela dépend de l’expérience dont je veux parler, mais j’écris souvent des poèmes en prose qui sont brefs, denses, avec une certaine indépendance les uns par rapport aux autres.
À qui s’adressent la poésie palestinienne et la vôtre ?
Je pense que notre objectif, à nous, écrivains palestiniens, est toujours de « documenter » notre situation, que ce soit en poésie ou sous toute autre forme littéraire. Nous parlons de notre expérience avec le désir qu’elle finisse par être connue partout dans le monde, peut-être pas aujourd’hui, mais demain ou après-demain.
Comment la situation des Palestiniens à Gaza, en Cisjordanie et en Israël affecte-t-elle la poésie que vous écrivez ?
Poète de Gaza, ayant vécu pendant vingt-huit ans dans des circonstances variées, difficiles, j’ai toujours été incapable de séparer ce que j’écris de ce que je vis ; le vocabulaire et les images de l’oppression se sont ainsi glissés entre mes mots et même dans mon silence.
L’état de siège, la division, l’attente, les points de contrôle, les interdictions… sont autant de termes qui, pour les écrivains palestiniens, forment une langue particulière. Même si nous écrivons et envisageons d’autres choses, la langue émerge comme un témoin de la douleur et de ses particularités. Les multiples formes d’occupation dans chaque région provoquent en nous un sentiment d’effondrement que nous essayons de contrer grâce à un voyage d’écriture qui souhaite faire émerger une voix honnête, défendue et libre, en dépit des milliers de restrictions qui pèsent sur nos existences.
Propos traduits de l’arabe, recueillis par Claude Grimal
Né à Qalqilya en Cisjordanie en 1975, Anas Alaili a fait ses études en France où il vit actuellement. Il a publié plusieurs recueils de poésie en traduction ou en version bilingue arabe-française et figure dans de nombreuses anthologies. Son deuxième recueil, Avec une petite différence (traduit par Mohammed el-Amraoui, éditions Décharge, 2016), a été préfacé par Bernard Noël. Il a réalisé une anthologie bilingue, Interludes poétiques en Palestine (Le Temps des Cerises/Maison de la poésie, 2019). Son nouveau recueil, Danser d’une seule jambe, vient de paraître à Beyrouth.

À qui s’adressent la poésie palestinienne et la vôtre ?
La poésie palestinienne, comme toute poésie, s’adresse à tout le monde. Bien qu’elle soit impactée par le contexte politique, elle exprime son rapport à la vie dans tous ses aspects. Le contexte politique donne sens aux choses quotidiennes banales en leur apportant une dimension tragique. Et la simple chose banale dans ce contexte de contraintes et d’interdictions évoque des sentiments forts et des espoirs profonds. Et c’est bien cela qui caractérise la poésie palestinienne.
Comment présenteriez-vous la poésie que vous écrivez (en termes de thèmes, de forme poétique…) ?
La définition de la poésie, que j’avais avant le génocide, était plus ou moins claire, elle se fondait sur la simplicité, l’humour, mais maintenant je crois que cette définition est remise en question.
Quelle influence a la situation des Palestiniens à Gaza, en Cisjordanie et en Israël sur la poésie que vous écrivez ?
La question qui me poursuit sans arrêt est la suivante : comment écrire, quoi écrire, en ce temps de génocide ? Ce qui se passe à Gaza a impacté d’abord ma vision des choses, mon rapport au monde actuel ; je me rends compte que dans ce monde un peuple peut être amené à la disparition, alors que je n’avais pas pensé que c’était encore possible de notre temps. Cela remet en question ma confiance en l’homme. Car jusqu’à présent, j’ai toujours eu confiance en l’humanité, et c’était justement ma motivation pour écrire. Comment maintenant écrire pour les autres sans plus croire à l’humanité, cette humanité capable par son silence, sa complicité, sa peur, ou même son indifférence, de permettre l’effacement d’un peuple ?
C’est pour cela que je suis resté silencieux, sans rien pouvoir écrire pendant un an et demi. Et je crois que je ne peux plus écrire de la même manière. J’abandonne la rhétorique, les phrases soignées, l’art de bien parler, je deviens plus direct, plus sombre, avec des mots bruts, qui saignent et qui crient, et j’ai perdu ma capacité à employer l’humour avec lequel j’étais toujours à l’aise.
Propos recueillis par Claude Grimal