Soucieuse de montrer la diversité de la poésie d’aujourd’hui, notre chronique s’arrête aujourd’hui sur des œuvres de Béatrice Bonhomme, Benoît Conort, Stéphane Maignan, Tahar Bekri, Philippe Salus, Odile Kennel et Dominique Pagnier.
Le titre s’éclaire sitôt le livre ouvert, où ces attroupements d’étourneaux, bruissants, frémissants, et au crépuscule dessinant dans l’air voltes, glissades et folles arabesques sont rendus vivement par l’écriture de Béatrice Bonhomme : « Je les appelle murmurations / Car les oiseaux murmurent entre eux doucement / Dans le froissement humide du crépuscule ». Figure de l’unité insaisissable et ouverte qui enveloppe toute vie. Chaque note prend place dans l’immense symphonie de l’existant : « Et même les oiseaux avec leurs vols de migrateurs / Écrivent mieux que nous leurs traces de vivants ».
Une autre séquence explore le commerce avec la langue propre à l’enfance, pour laquelle les mots bornent et ouvrent tour à tour le champ des possibles : « On voudrait en faire naître d’autres / jamais utilisés, jamais compris » Mais, par ailleurs, lorsque survient l’épreuve, il faut des mots pour rassurer le petit être : « Les mots étaient là auprès du lit et dans la fièvre […] On se raccrochait à eux quand on ne trouvait pas respiration ».
Ce regard synthétique force l’évidence lorsque la séquence L’arbre-enfant unit deux thèmes chers à l’auteure : « Les arbres portent le secret d’un sang qui coule / Le genou ou le coude / Blessés de gomme ». Arbres, enfance, liens entre vivants : les images se coudoient et se tiennent. C’est la grande force de ce livre, où l’on trouve également de délicats portraits d’enfants, genre peu fréquent en poésie : « À côté, installée sur le tapis / La petite fille équilibre ses constructions d’arbres / Elle a des cheveux moirés ondulant comme des vagues ».
Impossible ici de rendre compte de douze séquences, déployées comme un éventail magnifique, et dont plusieurs titres pointent l’ambition : Écrire pluriel.le – Écrire inséparé.e – L’œil talisman – Écrire choral.e… Soulignons seulement la richesse et l’extraordinaire chatoiement de ce livre, qui unit la maîtrise à la simplicité. Jean-Marie Perret
Découvert en 1988 par la collection « Le chemin », chez Gallimard (Pour une île à venir), Benoît Conort est depuis lors fidèle à Champ Vallon, qui publie ici son cinquième recueil. Poète finalement rare, Conort n’en est pas moins constant dans cet exercice spirituel (pour lui) qu’est la déréliction. Et ce nouveau volume n’y échappe pas, qui semble faire écho prolongé à ce vers imprimé dans Main de nuit (1998) : « ma rage décroît échoue en mélancolie ordinaire ». Ce qui frappe à nouveau dans ce Cri du lézard, c’est une très ancienne colère native, certes matée par l’écriture, mais qui ne cesse jamais d’irriguer l’effort poétique à la dire – houle irritable/irritée portant le vaisseau pacifié par l’écriture du poème. Mais sans cesse recommencée ! Et si l’on prend acte de l’inaudible cri d’un lézard (alarme dans le désert qui vient) comme enseigne et métaphore du livre in extenso, on entend sous les vers suivants le thrène fondateur de cet effort verbal (presque sans ponctuation) à nous mettre en garde contre le silence imposé d’un monde sans âme que, solitaire, le poète pourrait sonoriser, et donc sauver : « ce n’est pas que les mots fassent défaut / mais qu’on y croit plus trop / tant d’années ont passé / on se retourne hébété d’être seul ».
Exercice spirituel donc (on l’a mentionné plus haut) mais sans jamais tomber dans l’acédie bréhaigne, ce par quoi Benoît Conort semble bien s’inscrire dans la tradition mélancolique qui va des Pères du désert à Robert Burton, Keats et tous les romantiques ou presque…
Un dieu est mort on ne sait où
ni de qui il fut
la progéniture
un dieu est mort et nul ne sait que quoi sinon qu’il fut
enfant d’un avenir possible
nous à nouveau libres
François Boddaert
Forme ultracourte, l’aphorisme est d’un art difficile. Il ne donne pas droit à l’erreur et, s’il est bancal, il ne peut pas compter sur la phrase suivante pour se rattraper. Il est réussi ou raté. Le lecteur y occupe une place de choix, car l’aphorisme est là pour donner de l’élan à sa propre méditation : il complète l’auteur. Des écrivains célèbres s’y sont illustrés avec bonheur, parfois sous forme de pensées. Que l’on pense à Lautréamont (dans Poésies II), Baudelaire, Lichtenberg, Cioran et d’autres ! Certains aphorismes ont valeur d’apophtegmes ou même deviennent des proverbes qui éclairent les aléas de la vie courante et nous aident à la supporter.
La singularité du livre de Stéphane Maignan est que tous ses aphorismes tournent autour de l’ombre, ou c’est peut-être l’inverse, tant il est vrai que l’ombre a le pouvoir de se cacher derrière les choses et de se rendre insaisissable. En le lisant, on ne peut plus considérer l’ombre comme avant. Il s’est glissé en nous comme un doute : et si l’ombre n’était pas ce que nous croyons ? Outre la poésie, l’humour, l’auteur nous entraîne dans une réflexion qui est, par le double sens du mot, le propre de l’ombre. Voyez plutôt : « Laquelle de la flèche ou de son ombre se fiche la première dans la cible ? » ; « L’ombre est un brouillard sec » ; « Qui perd son ombre est aveugle » ; « On ne traverse jamais complètement son ombre » ; « L’ombre du corbeau est aussi un corbeau » …
Il n’est pas anodin que ce livre ait été édité par les éditions Pierre Mainard que dirige Stéphane Mirambeau. Cet éditeur, à qui nous devons la réédition et l’édition d’inédits du poète si singulier et irremplaçable que fut Pierre Peuchmaurd, travaille depuis de nombreuses années à faire connaître des auteurs qui explorent les marges de la pensée, de l’émotion et de la vie, tels Albarracin, Beeckman, Blanchard, Cornuault, Gayraud, Hibon, Leclair, Metz, pour n’en citer que quelques-uns. Alain Roussel

« Je te porte / Pays / loin des feux belliqueux et incendiaires » : ainsi s’ouvre le nouveau recueil du poète tunisien Tahar Bekri qui continue ici, après Chants pour la Tunisie (2023), de célébrer sa terre natale. Porter le pays, c’est aussi être porté par son histoire. En cinquante-cinq poèmes autobiographiques, Bekri restitue les lieux d’une mémoire individuelle et collective qui renaît à chaque page. Service militaire, premiers émois culturels, crise de Bizerte, activisme à l’université, voyages en France : le natif de Gabès recompose un vaste paysage où la terre natale est souvent ce « baume contre la froidure », objet d’une quête renouvelée au fil des rencontres et des épreuves, façonnée par la matière des convictions et des utopies.
Avec Bekri, on pousse la porte du désert, on prend des « trains cahoteux » et on apprend à déchiffrer la « mosaïque reine » de la patrie dans « mille trames et textures ». De Tabarka à Zarzis, en passant par Carthage, Tunis, Kairouan, Sfax, Djerba et les îles Kerkennah, la Tunisie « nourricière » se déploie comme une carte lumineuse où se superposent le portrait du père et les jeux d’enfance, la complainte du pays et les questionnements du poète : « L’exil a-t-il eu raison de ton absence / L’oubli a-t-il dévoré tes années grains et paille ». Traversant les saisons et les souvenirs, le poète redouble d’efforts pour dire son ancrage : « Sisyphe je repoussais l’éclipse / Pour voir ton soleil ». Khalid Lyamlahy
Philippe Salus, dans Poèmes pour ne pas dormir, évoque son entrée en poésie lors de ce moment hivernal de la jeunesse où les élèves se blessent à leur compas, où l’on voudrait se libérer de toutes les contraintes familiales et scolaires, des lycées de remords, car la vie est bel et bien ailleurs. Elle est dans les mots dont les rencontres fortuites produisent des étincelles. Influencé par les poètes électriques, il s’exerce d’abord aux courts-circuits avec l’enthousiasme d’un savant fou. Or cette jeunesse qui prend ses désirs pour des prières se heurte à ses propres limites car la délivrance a un prix. Les promesses des filles aux jupes trop courtes résistent à l’abracadabra de ce jeune homme si peu sûr de lui. Il s’agit maintenant de fuir la menace du destin, de ces ombres dans l’ombre – finement photographiées par Bruno Grégoire –, désincarnées, fantomatiques, que les arabesques des lumières urbaines cherchent à enjoliver. Je marche dans la ville / ne peux plus faire d’autre geste que / marcher dans la ville.
Vipères éloignées est le poème qui fait charnière. Émergeant des profondeurs, le poète aspire à la lumière, La nuit […] tend aux prières afin que la lumière revienne. Le titre suivant parle de lui-même : Les enfants délivrés et pourtant malades. La lumière engendre la crainte du retour des fantômes à l’heure où les ombres s’étirent. Mais la brûlure du soleil, les nuits qui se peuplent d’étoiles, le sable où l’on se roule, tout concourt bientôt à exhausser le monde. L’été s’installe, même si des ombres suffocantes travaillaient encore à leurs dérives. Les espérances deviennent prières, Moreneta, sombre vierge patinée de nos pitoyables espérances, une patine qui, par la grâce du visage impassible, se mue en poésie. La poésie, cette posture fragile, irréfutable néanmoins : Ta place est là / piéton indigne / sur les passages cloutés de l’éternité. Jean-François Hatchondo
Heureux travail de « petites » maisons d’édition dédiées à la poésie, tels ces Blancs Volants qui nous permettent de découvrir en français le travail d’Odile Kennel, née en 1958 en Allemagne : « le soir : les villages […] on les reconnait / grâce à leurs bords qui se rétractent […] L’air cisaillé par les hirondelles / durant la journée, brusquement / et sans bruit s’effondre et se cicatrise ». À côté de ce délicat paysage à la Corot, le poème Penser sauge joue davantage avec la langue : « Je pense toi je ne pense pas / sauge ne pense pas / que les martinets somnolent / dans les couches supérieures de l’air ». Plus loin, dans & puis j’ai repris ce vers, c’est l’écriture même que le poème interroge, usant d’une troublante mise en abîme de la Divine Comédie : « tout à coup je me trouvais / hors de ma vie à cet endroit précis / à cet endroit il n’y avait / rien qui valait d’être dit […] Si j’avais frappé il se peut qu’on m’aurait laissée / entrer. Je dis : j’ai besoin de cette pâle lumière / du mois de mars, besoin d’entendre, / le samedi après-midi, le bruit du verre / dans le container ». Ainsi, d’image en image, un monde devient sensible, la réalité en halos se révèle et se creuse jusqu’au vertige.
Voix multiple, être variable, la locutrice guette les strates feuilletées d’un moi peu sûr, dans une fugue ouverte à d’imprévisibles résolutions : « Je quitte à nouveau celle que je serais / si j’habitais ailleurs / si je peuplais l’autre quart / de moi-même ».
Bref, sous les dehors d’une mince plaquette, Habiter ailleurs nous propose une précieuse anthologie, dont les pièces sont issues de trois recueils publiés en Allemagne entre 2013 et 2023. Dix ans par conséquent d’une poésie subtile et résolument contemporaine, irriguée par une pensée particulièrement fluide et profonde. Jean-Marie Perret
Dès son entrée en poésie avec Faubourg des visionnaires (1990), Dominique Pagnier a imposé un style, dense et riche, et un univers qui se sont déployés ensuite dans ses récits, ses nouvelles, ses romans et autres recueils, si singuliers. Avec L’heure de rentrer, son nouveau livre de poèmes, il poursuit son exploration de la « vieille France » rurale et catholique en cette première moitié du XXe siècle et ses deux guerres qui marquèrent la vie de tant de générations. Dans ces éclats de proses, il évoque les menus faits du quotidien comme s’ils étaient la simple répétition de permanences millénaires – la naissance, l’enfance, la transmission, les guerres, les premiers signes du désir et de l’amour, la mort, l’héritage, la place des femmes, le rythme des saisons. Le poète y revient également sur ses années d’apprentissage, notamment en Autriche, comme en écho à d’autres de ses livres (Le quadrille français, Les filles de l’air), sur la vie de ses aïeuls (La vraie) et il évoque la musique de Bach.
On y croise la ligne Oder-Neisse, les écoles ménagères, l’école des filles et celle des garçons, Staline, le STO, d’anciennes colonies… Ponctués de références érudites à la mythologie grecque, aux récits bibliques et à des cités antiques, ces courts textes, quelques sonnets et quatrains également, composent des scènes de vie qui se déploient en de vastes univers, par la seule force du style. Chez Pagnier, le style fait monde. Il embarque loin son lecteur, en un temps, des lieux et une prose qu’on ne croise que rarement. Le vocabulaire aussi marque un monde ancien, comme sépia : on lit bakélite, négresse, naphtaline, Tonkin, col Claudine, hospice, livre d’antan, emprunts russes, vieilles traverses du PLM… Ce style, sinueux et puissant, on aimerait tant qu’il soit lu, découvert, avant qu’il ne soit tout à fait d’un autre temps. Willy Porsello