Les livres post-exotiques récents résonnent comme les étapes finales d’un compte à rebours. Après Vivre dans le feu, « dernier livre signé Antoine Volodine », Arrêt sur enfance est l’« ultime livre » de Manuela Draeger. Le suivant, Retour au goudron, par le collectif Infernus Iohannes, sera le « dernier titre de l’édifice ». Cette fin étendue correspond bien à l’essence du post-exotisme. Elle coïncide aussi malheureusement avec notre époque, ce qui se retrouve dans Arrêt sur enfance, conte navré d’une nuit qui ne se termine plus.
Dans un camp mollement gardé par « des descendants d’humains, des démons, des momies », attendent une vingtaine d’enfants perdus. Ils ne savent pas ce qui survit du monde, sinon quelques autres camps, comme autant d’oasis grisâtres. Animaux et plantes ont disparu en masse. Ne restent que des arbres d’« espèces que personne n’a eu la patience ni l’intelligence de nommer ». Dans ce monde d’après « les grandes extinctions et les catastrophes », Yaki, le narrateur, utilise les noms que lui a appris Jessica-toute-belle, la seule du dortoir à être arrivée d’ailleurs. Les arbres qui entourent le bloc deviennent « palmiers, frênes et cerisiers », voire « des indigotiers, des buis, des canissiers, des akkars, des génévriers ». Cette nomination « n’aide pas à décrire le paysage réel, mais ça a un petit côté rassurant, peut-être parce qu’ainsi nous renouons avec les mondes d’avant, plus variés, plus musicaux, moins mornes ».
Comme chez beaucoup d’auteurs post-exotiques – par exemple dans Dondog ou Bardo or not Bardo d’Antoine Volodine –, la réalité, fragile, incertaine, obscure, se dissout et se fige dans la mélasse d’un onirisme bitumeux. Les personnages doivent souvent se montrer très volontaires pour la remettre en mouvement. Dans Arrêt sur enfance, c’est le jour qui s’essouffle. Pour que l’aube se lève, nuit après nuit un enfant doit chercher le Gros dans ses rêves et le tuer. Massif, poussif et immobile, le Gros se laisse larder de coups de couteau, mais il râle contre cette manière barbare et absurde de faire s’écouler le temps et contre ceux qui l’ont instituée. Par des protestations très drôles, il appelle au changement, sans parvenir à définir un autre système.
Magda a la charge de manier le couteau ou le sabre, jusqu’à ce qu’elle trépasse. Accompagné de Tatiana, Yaki essaie de la remplacer, ce qui n’est pas si simple.

On sent que le monde d’Arrêt sur enfance touche à sa fin. Ceux qui tiennent lieu d’adultes – le Gros, les momies, un démon – n’ont plus d’énergie : les enfants ne veulent surtout pas leur ressembler. Eux sont vifs. Comme la langue rythmée de leurs dialogues et du récit de Yaki. Ils sont légers : rappelant les oiseaux de textes post-exotiques plus anciens (Alto Solo), les enfants ont des plumes et des ailes. Pourtant, ils arrivent à peine à voler. Arrêt sur enfance commence tel un conte porté par la fraîcheur et l’intensité de ceux qui tentent de composer avec un monde flou, mais les limites se brouillent, les lisières s’étalent en marécage, « étendue continue, ambiguë, ni liquide ni solide », sans « ligne de rupture entre les noirs et les gris charbonneux du ciel et ceux qui coloraient minablement les eaux et les terres ». Yaki et Tatiana tentent vaillamment de mener leur quête à son terme, luttent contre les puanteurs et les obscurités qui collent et envasent, s’en extirpent de plus en plus lentement, finissent par s’arrêter. Si l’âge adulte n’a rien de désirable, si l’initiation n’a rien d’autre à apprendre que la violence, comment s’en sortir ?
Après son beau départ, Arrêt sur enfance tourne court. La réalité se mêlait aux rêves ; les deux s’éclipsent en « absence noire ». Dans un univers où on ne sait presque plus rien, où on ne parvient plus à distinguer un cheval d’un cochon ou d’un cancrelat – adjonction au bestiaire post-exotique –, cette fin est celle d’une société qui n’avance que par la brutalité. Le Gros avait mis en garde. Mais le Gros, on ne le retrouve même plus. Le sens du rituel disparaît, la transmission se délite dans le marais. Ne reste que la violence d’un garçon contre des filles (Débrouille-toi avec ton violeur, du collectif Infernus Iohannes, traitait déjà de ce sujet, d’un point de vue féminin).
La défaite, la nuit, l’écrasement, la fin sont depuis le début au cœur du post-exotisme, mais ces thèmes avaient pour corollaire – et c’était ce qui conférait aux textes leur vigueur spécifique – la résistance. Par la parole, par les chuchotements sous les portes des cachots, par les récits au fond de la nuit, par une langue claquant d’ironie et de l’humour du désastre. Si cela se retrouve dans les deux tiers d’Arrêt sur enfance, ce n’est plus le cas à la fin. « Ma tête était embrumée. Mais mon corps était fort, oh oui. Pour l’instant, il était fort », dit Yaki, qui ne sait plus quoi dire d’autre. Quand la force reste sans les mots, ce n’est pas une bonne nouvelle. D’autant plus qu’Antoine Volodine indiquait que, par rapport aux autres écrivains du mouvement, Manuela Draeger se distinguait par « une fantaisie dans le merveilleux » tranchant sur « cette coloration lugubre qu’on trouve ailleurs » [1]. Coloration qui s’étend sur la deuxième moitié d’Arrêt sur enfance.
La fin de l’URSS, l’affaiblissement de l’idée de révolution était une chose. La fin du monde en est une autre. L’avertissement final de Jessica-toute-belle : « Tiens bon, Yaki, si que tu veux, tu peux arrêter là ! Va pas faire pire ! », on craint de le comprendre pour nous. Le post-exotisme, c’est maintenant.
À son terme, ce roman ne se révèle pas être un livre aimable mais, pour la quarante-huitième fois, les auteurs post-exotiques prouvent leur capacité à inventer des formes, à mobiliser la puissance des phrases, pour nous parler de notre monde. Les nouvelles n’étant pas bonnes dans Arrêt sur enfance, on attend avec un peu d’appréhension le Retour au goudron final, quarante-neuvième opus – comme le nombre de jours qu’une âme passe dans le bardo après sa mort –, monstre de 343 textes, soit 7 fois 49, comme si l’attente post mortem devait être allongée. Mais on l’attend avec plus d’impatience encore, parce qu’après les 49 ou 343 jours ou 41 ans et quelques dans le bardo, arrive la renaissance.
[1] Entretien dans La Femelle du Requin, n° 46, automne/hiver 2016.