Pierre Boileau et Thomas Narcejac ont, entre le début des années 1950 et la fin des années 1980, conjugué leurs talents et publié sous le nom de Boileau-Narcejac une soixantaine de livres, pour la plupart des romans policiers, devenant pendant presque quarante ans les maitres d’un genre qui n’était pas encore très pratiqué en France : le suspense. La collection « Quarto » des éditions Gallimard réédite sept de leurs romans, qui furent adaptés au cinéma, dans une édition très riche en appendices et en documents annexes.
Leur ami Francis Lacassin avait, il y a quelques années, publié dans la collection « Bouquins » l’œuvre complète du tandem Boileau-Narcejac en cinq volumes augmentés de nombreux inédits, mais, depuis la quasi-indisponibilité de ces ouvrages, les livres du célèbre duo n’encombrent pas beaucoup les tables des librairies. Pourtant, entre 1952, date de leur première collaboration, et la fin des années 1970, chaque parution d’un de leurs romans à suspense suscite un engouement de la critique et l’enthousiasme de nombreux lecteurs. À partir des années 1980, qui virent la consécration du roman noir politique et du « néo-polar » tandis que la santé de Pierre Boileau déclinait, rendant plus difficile le travail des deux hommes, le nom de Boileau-Narcejac sur les couvertures attira de moins en moins de lecteurs, pour finir par tomber dans l’oubli après la mort de Thomas Narcejac en 1998.
Ils avaient tous les deux dépassé la quarantaine quand ils décidèrent de créer cette identité bicéphale qui allait les rendre célèbres. Pierre Boileau était l’auteur de sept romans policiers classiques de détection et lauréat du prix du roman d’aventures en 1938. Pierre Ayraud était un professeur de lycée aux opinions un peu trop pétainistes qui écrivit un premier livre sous le pseudonyme de Thomas Narcejac, pour oublier et pour apprendre le métier d’écrivain. Mais, comme il ne sait pas comment écrire un roman policier, il en analyse les techniques et publie un premier essai en 1947, Esthétique du roman policier, dans lequel il critique, entre autres ouvrages, les romans de Pierre Boileau. L’année suivante, les deux hommes se rencontrent, quand Narcejac obtient à son tour le prix du roman d’aventures, et ils commencent à émettre l’idée d’une collaboration qui ne débutera réellement que quatre ans plus tard.
Or, Pierre Boileau est un adepte du roman à énigme, récit romancé des recherches devant aboutir à l’explication d’un problème posé par un acte criminel, tandis que Thomas Narcejac est plus sensible à l’atmosphère, aux émotions des personnages, voire même au fantastique et à l’effroi que l’on peut diffuser dans un roman. Mais ils s’accordent apparemment dans la détestation du roman noir américain tel que le publie la « Série Noire ». En 1948, Narcejac publie un essai intitulé La fin d’un bluff, critique violente du polar américain, qui prend pour exemples… deux écrivains anglais : Peter Cheyney et James Hadley Chase, alors qu’il commence à écrire avec Terry Stewart (pseudonyme d’un écrivain français) des romans noirs « à l’américaine » sous le nom de John Silver Lee. Mais c’est dans le livre qu’il publiera l’année d’après, Le cas Simenon, qu’il trouve, en analysant l’œuvre du grand romancier, comme le souligne Dominique Jeannerod, une façon de concilier de manière exemplaire littérature et intrigues policières.

Tout est prêt pour une collaboration fructueuse dans l’élaboration de romans à suspense ou de romans de mystère comme aimaient à les appeler les deux hommes. Pierre Boileau construit la structure du livre à l’aide d’une énigme solide tandis que Thomas Narcejac en peaufine l’atmosphère, souligne la psychologie des personnages et introduit dans l’histoire une étrangeté proche du fantastique qui deviendra la marque de fabrique du tandem Boileau-Narcejac. Mais, comme le remarque François Guérif (éditeur et créateur des collections « Rivages Noir » et « Rivages Thriller »), dans une émission de France Culture consacrée au duo, pour eux le roman policier c’est le roman de la victime.
L’enquêteur – flic, détective ou quidam – était jusqu’à présent le personnage principal des romans policiers, le conducteur de l’histoire, celui qui à la fin du roman désignait le coupable, mais dans les romans de Boileau-Narcejac c’est par le truchement des inquiétudes, des questionnements, des agissements et de l’angoisse de la victime présente ou future que l’histoire progresse vers un final souvent tragique. Les deux auteurs ont avoué s’être inspirés des nouvelles et romans de William Irish, qui, dans beaucoup de ses textes, instaure un climat de peur et d’angoisse pour le lecteur, en enfermant petit à petit dans un piège apparemment inextricable la victime de l’histoire, qui finira in extremis par s’en sortir. Mais, comme le souligne encore François Guérif, à la différence des héros et héroïnes des œuvres d’Irish, les victimes chez Boileau-Narcejac ne sont pas toujours sympathiques et surtout ne s’en sortent pas forcément à la fin de l’histoire.
En 1986, ils publient Tandem ou 35 ans de suspense, livre de mémoires, de rencontres, et tutoriel pour expliquer techniquement la collaboration entre deux écrivains qui habitaient à plusieurs centaines de kilomètres l’un de l’autre. Pierre Boileau inventait l’intrigue et Thomas Narcejac l’écrivait en y insufflant une atmosphère d’angoisse et de suspense, puis retour à Boileau qui tapait le manuscrit en l’améliorant à sa manière. Une telle fusion, entre énigme et suspense, ne séduisit pas Le Masque, éditeur majeur de chacun des deux auteurs jusque-là, persuadé qu’il n’y avait point de salut hors du roman à énigme, mais elle convainquit Denoël et attira immédiatement le cinéma.
Pour son trentième anniversaire, la collection « Quarto » réédite donc certains romans du tandem, choisis pour leurs adaptations au cinéma, en l’occurrence : Celle qui n’était plus, Les visages de l’ombre, D’entre les morts, Les louves, Les magiciennes, Maléfices et Les victimes. Le volume est présenté par Dominique Jeannerod, spécialiste de l’œuvre de Frédéric Dard et de son alter ego San Antonio, et augmenté d’une biographie illustrée, de nombreux textes (articles, scénarios, synopsis) et d’une filmographie des adaptations des deux écrivains. Dès la parution de Celle qui n’était plus (1952), leur premier roman publié sous le pseudonyme de Boileau-Narcejac, Alfred Hitchcock cherche à en acheter les droits mais c’est Henri-Georges Clouzot, plus rapide, qui les acquiert et mettra trois ans pour en tirer Les Diaboliques, avec Véra Clouzot, Paul Meurisse, Simone Signoret et Charles Vanel. Malgré le succès du film, les deux hommes sont déçus car Clouzot n’a pas fait appel à eux pour l’adaptation du livre et il a modifié d’importantes parties du récit. Au même moment, ils publient D’entre les morts, un roman avec lequel ils espèrent attirer Hitchcock, qui, conquis, en fera l’un de ses plus grands films (il fut même consacré, il y a quelques années, par un grand magazine de cinéma, Sight and Sound, meilleur film de l’histoire), Vertigo (ou Sueurs froides en français), avec James Stewart et Kim Novak. Là encore, les deux hommes ne sont pas conviés à participer à l’adaptation de leur roman et Hitchcock va bouleverser la chronologie du récit. Le film fut un échec et disparut pendant longtemps des écrans avant de revenir, beaucoup plus tard, étiqueté comme chef-d’œuvre.
À la suite de ces films, les deux hommes s’intéressèrent de plus en plus au cinéma et ce fut réciproque. Mais, malgré de nombreuses tentatives et expériences, la collaboration ne fut jamais très fructueuse. Les rares adaptations qu’ils firent de leurs œuvres n’ont pas donné de grands films, l’un des plus médiocres étant sans doute Maléfices de Henri Decoin avec Juliette Gréco et Jean-Marc Bory. Mais ils écrivirent également de nombreux scénarios, adaptations d’autres œuvres que les leurs, qui très souvent ne furent pas retenues, comme par exemple celle du Talentueux Monsieur Ripley de Patricia Highsmith pour le film de René Clément Plein soleil. En 1960, ils adaptent un roman de Jean Redon paru au Fleuve Noir, pour un film de Georges Franju, avec Pierre Brasseur et Édith Scob, qui est l’un des chefs-d’œuvre du cinéma fantastique : Les yeux sans visage. Mais ce beau film gothique, dans lequel un chirurgien fait enlever des jeunes filles pour leur ôter le visage et le greffer sur celui de sa fille défigurée, n’est pas resté dans la mémoire de ceux qui l’ont vu pour la qualité de son scénario et de ses dialogues mais plutôt pour les images étranges, aussi expressionnistes qu’oniriques (comme par exemple Édith Scob masquée errant dans la villa et entourée de colombes), qu’a su créer le grand chef opérateur Eugen Shuftan.
L’année d’après, au vu du succès critique et commercial des Yeux sans visage, ils écrivent un scénario original pour Franju : Pleins feux sur l’assassin, avec encore Pierre Brasseur, pour sa dernière collaboration avec le réalisateur, et Jean-Louis Trintignant. Dans cette histoire policière concoctée par Boileau, l’atmosphère trouble et fantastique chère à Narcejac n’arrive pas à s’insérer dans un huis clos énigmatique, sorte de Dix petits nègres dans un château breton. Après un dernier projet qui avortera, la collaboration avec Georges Franju s’arrêtera. Étrangement, bien que le cinéma ait contribué énormément à la connaissance puis à la reconnaissance des œuvres du duo, il n’a pas été très généreux avec eux, car Clouzot et Hitchcock, réalisateurs des deux plus grands films tirés de leurs œuvres (Les Diaboliques et Vertigo), n’ont pas sollicité leur concours pour l’adaptation des romans et en ont même modifié les trames ; et les multiples scénarios que les deux écrivains ont écrits ont très rarement été appréciés par la critique.
Sans doute cette alchimie, que l’on peut trouver dans leurs meilleurs romans, entre roman à énigme et suspense angoissant à la limite du fantastique n’est-elle pas facilement transposable au cinéma ; sans doute le suspense produit par l’identité trouble, souvent double ou triple, voire même perdue, de certains de leurs personnages se transforme-t-il difficilement en image animée.