En bref : à la recherche de l’autre

L’autre, qui intrigue tant, étonne Christine Levant qui fait un séjour volontaire dans un asile. Il peut, plus doucement, prendre les traits d’une actrice de cinéma à laquelle s’identifie la romancière Ariane Jousse, ou plus simplement ceux de Luchino Visconti dont le romancier Giovanni Testori fabrique un étonnant portrait. Plus intime, il est incarné par les deux pères intrigants que racontent les récits de Céline Bagault et de Clara Breteau. Plus étrange, il est identifié par un style dont rêve Denis Grozdanovitch, écrivain boxeur qui a le goût de la bagarre.

Christine Lavant | Notes de l’asile de fous. Trad. de l’allemand par Hugo Hengl. La Barque, 96 p., 20 €

C’est un séjour explosif d’émotion que raconte en 1936 la nouvelliste et poétesse Christine Lavant. À l’âge de vingt ans, après une tentative de suicide, la voilà internée à l’asile (à sa demande) dans le service des femmes toutes habillées-de-vêtements-gris-rayés-maison. L’hôpital psychiatrique de Klagenfurt (en Autriche) la laisse libre de décrire jour après jour les rituels miel-vinaigre imposés à ces femmes.

Ni sinistres ni romantiques, ses notations réflexives sont un bel exemple « d’écrits de l’intérieur » qui enchaînent les bains brûlants en cas d’énervement, les séances tricot pour les futures ouvrières, les infirmières qui appellent les hommes infirmiers pour boucler le haut de la camisole des femmes (et les tripoter…), la gamelle sans fourchette ni couteau (si on ne les paie pas). À l’heure des visites, père et mère se penchent à l’avant du lit : « Ah, comme ils paraissent toujours attendre quelque chose de ce visage ! Un moindre signe de reconnaissance ! »

Christine Lavant est du genre à ne pas se laisser faire sans riposter : « Mais pourquoi me détestez-vous toutes autant ? » Elle renifle les insupportables contraintes – la chapelle de l’hôpital interdite aux folles, trop dangereuses –, tape sur quelques cibles dont le visage porte une fausse douceur : « vous devriez vous trouver un compagnon », dit le psychiatre, sourire vers le sol. « Et si je me pendais à votre cou ? », rire tendu…

Espiègles, railleuses, moqueuses, les femmes à l’asile chantent, sifflotent, rigolent en jouant au jeu de Halma, variante du jeu de dames et occasion de s’affubler de surnoms : la cantatrice barbue, la Crucifiée, l’Arbrisseau, la Dame d’ivoire… Recherche de tendresse, telle cette femme amoureuse de son cordonnier « trop âgé » lui dit-on, et enfermé par sa famille. 

92 pages descriptives hautes en réflexivité : « Je m’étonne que ceux qui sont appelés à apaiser et à soigner ne prennent pas le temps nécessaire à comprendre les cheminements particuliers de la pensée des malades […] quelques paroles bien senties pourraient avoir plus d’effet que les piqûres et les camisoles de force. » Jean-François Laé

Ariane Jousse | Terreur. L’Ogre, 250 p., 21 €

Dans un jeu d’images en miroir et de regards croisés, Ariane Jousse décrit la fascination de son héroïne – la narratrice – pour une actrice célèbre, jusqu’à s’identifier à elle… devenir elle. Après la disparition inexpliquée de celle-ci, que l’autrice désigne par les initiales M.V. en référence probablement à la star italienne Monica Vitti, la narratrice part à sa recherche sur le lieu même où M.V. avait tourné un film, Terreur, avant qu’elle ne se volatilise. Durant sa recherche, dans sa chambre d’hôtel ou au bord de la piscine, la narratrice passe son temps à visionner la vidéo de Terreur sur son ordinateur. Non dans sa continuité, mais au hasard, en posant la flèche sur la barre de lecture, à plusieurs reprises tout au long du récit, le son parfois désactivé. Car ce n’est pas l’intrigue du film qui la préoccupe mais la comédienne. Elle ne veut voir que son visage, sa « blondeur radiante ». « Il émane d’elle une lumière qui me bouleverse, me laisse hagarde… son visage s’impose et me cerne », dit-elle. Elle hallucine. Son regard est figé sur l’actrice qui à son tour la regarde, croit-elle. Lorsqu’elle quitte son écran, elle l’aperçoit au bord de l’eau, elle a l’impression qu’elle vient vers elle. S’agit-il de M.V. ? Existe-t-elle vraiment ? Face à cette présence/absence, le lecteur/spectateur est plongé dans l’incertitude. Et la narratrice dans son mystérieux tourment.

Tout le récit est construit comme un film. Chaque fois qu’elle pose la flèche sur la barre de lecture, la narratrice décrit les séquences qui s’affichent en désordre, imprimées en italique, comme un scénario. Elle les campe avec le regard de la réalisatrice. C’est elle qui filme. Elle est le chef opérateur. Mais elle est aussi le monteur puisqu’elle fait de Terreur un film dont seuls les plans consacrés à M.V. sont retenus. Film incomplet quant à l’intrigue mais ô combien saturé des images de M.V. L’intrigue, d’ailleurs, elle ne veut pas la connaître de crainte de voir son film intérieur brisé. Et si Terreur n’existait pas ? Et s’il n’y avait de film que son film intérieur ? Et si, somme toute, la narratrice était l’actrice elle-même ? Dans ce roman troublant au style poétique et erratique, Ariane Jousse nous entraine dans le monde vertigineux d’une héroïne de fiction, son regard magnétisé, porté sur les images d’une icône de cinéma tout aussi fantomatique et dont la « caméra intérieure » fabrique des illusions. David Azoulay

Clara Breteau, L’Avenue de verre, Éditions du Seuil
« L’Avenue de verre », Clara Breteau (détail) © Éditions du Seuil
Giovanni Testori | Luchino. Trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Istituto Italiano di Cultura, 124 p., 15 €

Oublié en France malgré deux livres, traduits dans les années 1960 aux éditions Gallimard, appartenant à son cycle de récits décrivant le sous-prolétariat milanais, et une pièce de théâtre à L’Arche, Giovanni Testori (1923-1993) est considéré en Italie comme un auteur important. Il est reconnu comme critique d’art, mais aussi historien, poète, romancier ou dramaturge.

En 1960, pour Rocco et ses frères, le Milanais Luchino Visconti s’inspira d’un des récits de Giovanni Testori, lequel écrivit certains dialogues du film. La collaboration puis l’amitié entre les deux artistes se concrétisera dans la mise en scène par Visconti de plusieurs pièces de Testori, dont L’Arialda qui fit scandale. À la fin des années 1950, Giovanni Testori rencontre et tombe amoureux d’un jeune acteur français, Alain Toubas, qu’il fera embaucher notamment par Mauro Bolognini pour un petit rôle dans Bubu, puis par Visconti dans Ludwig ou le crépuscule des dieux.

Luchino, est un portrait biographique de Visconti écrit au début des années 1970 et que l’on croyait perdu. Giovanni Agosti, dans sa préface, avance l’idée que ce texte aurait constitué une sorte de contrepartie à la participation d’Alain Toubas à Ludwig. Or Luchino Visconti, ayant maltraité le jeune acteur durant le tournage et réduit sa prestation à une apparition dans le film, Giovanni Testori se serait fâché avec le grand réalisateur et aurait refusé de publier Luchino.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Luchino, souvent lyrique, est un portrait brillant d’un artiste à travers l’observation de ses obsessions, de sa maison, de ses chevaux et de ses rapports avec sa mère. Testori  s’y montre aussi bien historien que critique d’art et poète. D’une érudition parfois étouffante, le texte évoque aussi bien les rapports de Visconti avec « la grande merveille » ou « le jeune démon » que fut Alain Delon que ses liens avec la ville de Milan et son travail sur les pièces de Testori. C’est un témoignage étrange et complexe sur l’un des artistes les plus fascinants du XXe siècle. Jean-Yves Bochet

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Céline Bagault | Ici commence mon père. L’Olivier, 144 p., 19,50 €
Clara Breteau | L’avenue de verre. Seuil, 224 p., 15 €

Deux récits, deux pères. Celui de Cécile Bagault revient sur les épreuves traversées, depuis la disparition de son père souffrant d’Alzheimer jusqu’à la découverte de son corps six ans plus tard. En piochant dans sa mémoire, ce qui a fait défaut à son père, elle nous offre un récit précis. Elle remonte le fil pour se rappeler l’annonce de la disparition, les recherches et leurs lots de fausses pistes, de découragements, de faux espoirs. Elle repense aussi à ce qu’a été la vie quotidienne durant ces années où le mystère de ce qui est arrivé à son père est demeuré irrésolu.

De son côté, Clara Breteau, dans L’avenue de verre, raconte l’étrange relation de la narratrice, Anna, avec son père laveur de vitres originaire d’Algérie, qu’elle ne semble faire que croiser dans la ville de Tours où ils vivent tous les deux. Une relation tout entière faite d’apparitions fortuites et irrégulières où le père ne parvient jamais à se décider tout à fait sur le rôle qu’il veut jouer au sein de la famille d’Anna.

Dans les deux récits, on note que plus les pères s’éloignent, par la disparition, la mort ou la prise de distance, plus ils prennent de place dans les vies de leurs filles. Pour Cécile Bagault, ça se joue dans cette difficulté de reprendre une vie normale sans se torturer à essayer de comprendre ce qui s’est réellement produit, sans parvenir à faire un vrai deuil. Quant à Anna, elle nourrit progressivement dans L’avenue de verre une sorte d’obsession pour son père, son passé et sa part algérienne. Elle s’intéresse plus précisément à la guerre d’Algérie, dont son père ne lui a jamais rien dit. Tout comme le père de Cécile Bagault n’a rien dit des dix-huit mois passés en Algérie pour son service militaire. L’autrice se contente de ce silence : « à la guerre  » il a fait ce qu’il a dû faire ». Voilà une chose que je ne veux pas savoir au sujet de mon père ». Clara Breteau au contraire, lance sa narratrice dans une recherche acharnée sur l’Histoire du pays et la généalogie familiale, quitte à charger le texte d’une part théorique qui le détourne du récit principal. 

Au-delà de leurs thématiques, ce qui réunit les deux livres, c’est le fait qu’ils racontent des histoires peu banales, intrigantes. Si leur lecture est de ce point de vue incontestablement attrayante, les tentatives d’amplifier le propos pour dépasser l’intime n’aboutissent malheureusement pas. Maya Ouabadi

Denis Grozdanovitch | Une affaire de style. Grasset, 234 p., 20 €

La littérature serait-elle une variante du sport ? C’est le parti pris de l’œuvre de Denis Grozdanovitch, qui, dans son dix-huitième livre, continue à creuser ce filon. L’auteur s’est mis tardivement à publier, à l’âge de cinquante-six ans, après avoir brillé dans la compétition – champion de France junior en tennis, premier champion de France de squash pendant cinq ans, grand amateur du jeu d’échecs –, en s’appuyant sur les citations qu’il notait assidûment dans des cahiers depuis son enfance. On dirait qu’il les utilise comme autant d’armes dans sa bataille dans le champ intellectuel, où il cherche à vaincre des écrivains établis bien avant lui.

Pourtant, son érudition n’est jamais mécanique ni pénible, les citations tombent à pic pour illustrer son propos. Une affaire de style se lit donc comme une mise en abyme, on redécouvre, à travers les yeux de Grozdanovitch, des auteurs tels que Proust, Bergson, Henry James ou Stifter, parfois même on lit les uns à travers les autres, comme par exemple quand l’auteur cite David Lodge sur Henry James : « Sa prose est faite pour mettre en échec la paraphrase. Telle une fine toile d’araignée, flexible et délicate, elle vise à capter le sens plutôt qu’à l’exprimer. Il faut la négocier, cette toile d’araignée, s’en envelopper… » C’est un régal, on a encore envie de se laisser envelopper par la toile tissée par Grozdanovitch. Steven Sampson