Fous d’échecs

La vie rêvée du joueur d’échecs de Denis Grozdanovitch explore la psychologie des « pousseurs des bois » – ces passionnés des soixante-quatre cases de l’échiquier –, ainsi que la valeur symbolique et l’histoire littéraire du jeu des rois. Un essai passionnant.


Denis Grozdanovitch, La vie rêvée du joueur d’échecs. Grasset, 208 p., 19 €


Nombreux sont ceux qui – comme votre chroniqueur – sont fascinés par le jeu d’échecs. C’est difficile d’expliquer l’origine de cette obsession ; l’un des mérites du livre de Denis Grozdanovitch est de la considérer sous plusieurs angles, sans chercher à donner une réponse définitive. Il commence par une citation, une de celles, sans doute, qu’il accumulait dans de petits cahiers – il gagnait sa vie comme moniteur sportif – en attendant de devenir écrivain. Écrire sur le jeu d’échecs, est-ce une façon de mélanger le sport et la parole ? La première citation, du philosophe Clément Rosset, le laisse croire : « Nostalgie d’un monde clos et rassurant, où tout serait prévu, rationnel et organisé, et qui relève du désir d’une maîtrise fantasmatique de l’existence. »

On songe à un tableau de De Chirico, un parvis doux et statique, évocateur d’une époque antique, où l’être inanimé – des statues, des mannequins – occupait la place centrale. Les petits pions incarnent-ils ainsi l’enfance de l’humanité ? Grozdanovitch émet cette hypothèse, parmi d’autres, une citation toujours à l’appui, extraite en l’occurrence de L’anatomie de la mélancolie de Robert Burton : « Il n’y a aucune différence entre nous et les enfants, si ce n’est que ces derniers jouent avec des poupées de chiffon et autres jouets semblables, tandis que nous nous amusons avec des poupées de plus grande taille. »

Pourtant, comme Grozdanovitch le souligne, les pièces sur l’échiquier sont petites, ce sont plutôt les « dimensions mentales du jeu qui sont gigantesques ». À l’instar de Nabokov et de Zweig, décortiqués ici, l’auteur explique comment ce jeu prend de telles dimensions. Si, à la différence de ce que font les romanciers, son portrait de l’emprise mentale du jeu évite la transmutation fictionnelle, il n’en transmet pas moins l’aspect affectif, à travers un récit autobiographique, notamment les trois années qu’il passa dans son club, « Étoiles Échecs ».

La vie rêvée du joueur d’échecs, de Denis Grozdanovitch : fous d'échecs

Le jeu d’échecs géant de Sarajevo © Jean-Luc Bertini

C’est un univers pittoresque et hors du temps, directement sorti du milieu du siècle dernier, non sans ressemblance avec un film de Woody Allen ou avec un roman d’Isaac Bashevis Singer. Grozdonavitch affectionne d’ailleurs le yiddish, dont les vocables parsèment ses écrits, tel celui de « kibbitzer » : « Ce mot […] désigne le commentateur qui s’assied au bord d’une table où une partie est en cours et, refusant de jamais se mettre lui-même en lice, se contente de faire régulièrement des commentaires sarcastiques et si possible désobligeants […] Sans eux, l’activité agonale risquerait de s’affaiblir et de confiner les joueurs passionnés – principalement aux échecs – dans leur douce folie carcérale ».

Les « incarcérés » sont tous plus folkloriques les uns que les autres : quasiment autistes, ils se retirent de la vraie vie, c’est-à-dire de l’ascension sociale ou de l’engagement amoureux, afin de consacrer leur énergie à la géométrie échiquéenne. Les critères de statut social prévalant en dehors du club ne s’appliquent pas à l’intérieur, à la limite les rôles sont inversés, comme pendant le carnaval. Donc, lorsqu’un ingénieur ou un haut fonctionnaire ose pénétrer dans ce temple réputé pour la qualité de ses joueurs, il devient vite leur proie, ne soupçonnant que trop tard la non-pertinence de son diplôme de Centrale ou de Sciences Po dans un univers où l’intelligence se mesure autrement, où la seule expérience qui vaut est celle acquise sur le « terrain » minuscule de l’échiquier.

Parmi ces marginaux, il y avait Côme, professeur de philosophie qui n’arrivait plus à lire, parce qu’il poussait l’analyse psychologique de la littérature tellement loin qu’il s’égarait « dans le labyrinthe infini des corrélations ». Ou Édouard, obsédé par la stratégie défensive comme le protagoniste de La défense Loujine, et donc paranoïaque comme le héros du roman. Ou encore Huber, « l’Autrichien à petites lunettes cerclées, qui vitupérait contre « la pelle cheunesse catholick et sportivv » » lorsqu’on s’attaquait à son roque. Quant à Rosenfeld, on discernait chez lui un plaisir sadique « à travers la fente de ses paupières à demi fermées ». Tony, « turfiste bellâtre », avait un don pour exciter les secrétaires accoudées au bar de la salle de billard, ainsi que pour la tricherie : il positionnait les pièces à l’intersection de deux cases, permettant de subites fourchettes de cavalier.

Tous ces personnages hauts en couleur sont d’éternels enfants, et sont, de ce fait, plus proches du sacré, semble suggérer Grozdanovitch. En citant Valéry, Huizinga et Nietzsche, l’auteur relie le jeu à ce qu’il nomme la « métaphysique animale » : on devient plus que de simples mécanismes, on s’adonne à l’irrationnel. Pourtant, ce jeu reste un formidable laboratoire de vie : à travers sa pratique, on affine sa maîtrise du kairos, l’art de saisir l’occasion, voire « la faculté de repérer le moment propice à l’action ou au renoncement ». Une telle occasion se présente ici avec la publication de l’essai de Denis Grozdanovitch.

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