Eric Cline, historien américain, avait publié en 2015 un ouvrage remarqué : 1177 avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée. Il s’appliquait à expliquer ce qu’il est convenu d’appeler « le Grand Effondrement » qui toucha, à la fin de l’âge du bronze, toutes les sociétés de la mer Égée et de la Méditerranée orientale sans exception. Mais après ?
Les raisons ne manquaient pas : invasion des Peuples de la mer, sécheresse, tremblement de terre, famine, guerre civile, maladie… L’intérêt de l’ouvrage était de montrer l’importance des liens commerciaux et culturels très étroits qu’entretenaient les empires, les États et les cités dans cette région prospère de 1700 à 1200 av. J.-C. Aussi l’hypothèse était-elle qu’il s’agissait d’un écroulement systémique. Les relations s’amenuisant ou disparaissant, l’ensemble interconnecté s’effondre. Dans ce nouvel ouvrage, Eric Cline reprend l’étude où il l’avait laissée. Analysant une à une les sociétés et s’appuyant sur de nombreux travaux de spécialistes, il examine comment elles sont parvenues ou non à se redresser. C’est donc une véritable enquête sur la résilience au début de l’âge du fer que nous invite à suivre l’historien.
Toutefois, il est bien plus facile de décrire un effondrement spectaculaire que de saisir les frémissements d’une réémergence… surtout si elle dure des siècles. C’est pourquoi Cline se livre à une minutieuse investigation fondée sur les fouilles, l’archéologie et les quelques textes retrouvés. Il faut savoir, en effet, que « l’on connaît dix fois moins de sites datant du XIe siècle que du XIIIe siècle ». L’examen de cette résilience implique une nomenclature que l’historien expose avec beaucoup de pédagogie. En effet, une société peut simplement « faire face » à un évènement alors qu’une autre, « anti-fragile », ne se contente pas d’être résiliente mais arrive à prospérer. Certaines présentent des « fenêtres de vulnérabilité », périodes pendant lesquelles les risques sont plus importants en raison de circonstances défavorables. La « transformation » permet de s’adapter, en conservant les structures dans des conditions de stress systémique, alors que « l’adaptation transformatrice » va plus loin, en parvenant à modifier les fondamentaux du système.
Ainsi, les Assyriens ont une capacité à perdurer et deviennent des Néo-Assyriens. Leur degré de résilience, selon Eric Cline, a reposé sur quatre facteurs : le gouvernement centralisé, la structure économique, le système d’écriture, l’armée. Celle-ci, dans un contexte d’affaissement général, leur a permis de conquérir des territoires pour s’emparer de nouvelles ressources. Il leur faudra tout de même deux siècles pour revenir en force à la fin du Xe siècle, lorsque le climat se sera amélioré, tandis que les Babyloniens devront attendre la fin du VIIe siècle av. J.-C. En revanche, le puissant Empire hittite a disparu avec l’effacement quasi total de sa capitale Hattusa et de ses centres habités. Ne resteront que quelques survivants au sud-est de l’Anatolie et au nord du Levant.
Ceux qui ont le mieux réussi sont un groupe de Cananéens appelés plus tard « Phéniciens » par les Grecs. Leurs petites cités « ont prospéré dans le vide créé par l’Effondrement ». En effet, elles ont assuré le commerce et le transport des marchandises tout autour de la Méditerranée et de la mer Égée. Selon C. Monroe, les Phéniciens auraient créé « au Xe siècle avant J.-C., le plus grand réseau d’information que le monde ait jamais connu ». Ils ont également répandu leur version de l’écriture alphabétique.
Les habitants de Chypre ont également fort bien réussi, et pour cause : ce sont probablement à leurs forgerons innovateurs que l’on doit la transition du bronze au fer. En effet, si le fer était déjà connu à l’âge du bronze, il était le plus souvent fabriqué avec des extraits de météorites. Il est possible que la fabrication d’objets en fer soit née accidentellement lors du traitement du cuivre. Selon Vasiliki Kassianidou, il se peut que les Chypriotes, « forts de près de mille ans d’expertise dans l’extraction par calcination de minéraux sulfurés, aient accidentellement produit du fer lors de leur traitement du cuivre ». Ils ont non seulement exporté les objets métalliques, mais également la technique, et ce peut-être jusqu’en Italie.
Il n’en va pas de même des Mycéniens et des Minoens, qui n’ont pas réussi à effectuer leur transition vers l’âge de fer en préservant leur ordre social. Les centres mycéniens comme Thèbes ou Pylos dépendaient trop de l’importation de matières premières telles que le cuivre, l’étain et l’or. Les survivants se retrouvent « à l’ombre des palais en ruines » et « ont dû pratiquement repartir de zéro ». Il faudra attendre 750 av. J.-C. pour voir poindre une renaissance de la culture grecque avec Homère et Hésiode. En revanche, profitant de l’Effondrement, de petites entités comme les royaumes araméens ou d’Israël et Juda sont parvenues à sortir de l’ombre des puissants empires.
En ce qui concerne les Israélites, les hypothèses sont nombreuses. Selon le récit biblique, les Philistins auraient été vaincus mais il se pourrait aussi que les Israélites aient été des nomades ou des semi-nomades qui auraient pacifiquement investi la région. D’autres chercheurs avancent qu’ils étaient peut-être des paysans révoltés contre leurs suzerains cananéens, à moins qu’ils n’aient constitué simplement un sous-groupe cananéen « qui aurait fini par s’appeler les « Israélites » ». Quoi qu’il en soit, Eric Cline pense qu’ils ont utilisé le vide politique et militaire provoqué par le retrait des Égyptiens et la destruction des cités cananéennes par les Peuples de la mer.
Il étudie également les avanies que subissent les tombes égyptiennes, qui connaissent au XIe siècle « une épidémie de vol » provoquant une migration de momies. Ainsi, celle de Ramsès VI a été mise en sécurité dans la tombe d’Amenhotep II. Même la vallée des Rois est concernée. C’est évidemment le signe d’une chute considérable causée par la famine, les guerres civiles et la fragmentation territoriale ainsi que par une dissidence des grands prêtres de Thèbes. La structure administrative étant touchée, la résilience sera difficile. L’Égypte parviendra à subsister « mais à un niveau socioculturel inférieur », et ne redeviendra plus jamais ce qu’elle avait été.
Il est passionnant de voir l’Histoire s’écrire à l’aune des recherches récentes. Ainsi, nous apprenons que l’invasion des terribles guerriers doriens – qui mirent la Grèce à sac et dont l’image dans les manuels d’histoire incarnait la violence et la cruauté – est « un mirage académique » ! Une véritable enquête à la Sherlock Holmes permet de comprendre, selon Antonis Kotsonas, qu’une tombe qui présente toutes les caractéristiques de la fin de l’âge du bronze n’est qu’une reconstitution nostalgique destinée à donner à un défunt de l’âge du fer le lustre de l’époque passée. À Cnossos, la famille « a mis en scène les funérailles comme un spectacle mettant en exergue le lien du défunt avec Mérion », un héros crétois de l’Iliade. Tout au long de son étude, Cline ne manque pas de signaler les controverses qui surgissent, fort nombreuses, sur cette époque qui demeure encore largement énigmatique. Cependant, le regard sur ce qu’il était convenu d’appeler « les siècles noirs » a changé. Si, pour l’historien, « l’Effondrement » n’est pas niable, il convient de remarquer qu’au cours de cette longue période de multiples tentatives de transformation furent à l’œuvre. On parlera plus volontiers, dorénavant, simplement d’âge du fer.
Au terme de l’ouvrage, Eric Cline ne peut s’empêcher de se demander : « Que se serait-il passé si l’une ou l’autre de ces sociétés ne s’était pas effondrée ? Le système dans son ensemble aurait-il survécu si seuls les Hittites avaient succombé ? Ou bien seulement les Mycéniens ? Que se serait-il passé si Ougarit n’avait pas été détruite ou si les Égyptiens ne s’étaient pas retirés des zones méridionales de Canaan ? » Impossible évidemment de répondre.
L’ouvrage fort érudit ne décourage pas le lecteur, qui peut consulter des cartes, des graphiques, des tableaux récapitulatifs, un index des personnalités antiques et des résumés qui permettent de ne pas perdre le fil de cette histoire qui met en parallèle les destinées des civilisations. Ce livre est un vrai modèle de vulgarisation historique de haut niveau. En conclusion, effectuant un bond dans le temps, Eric Cline évoque les travaux du GIEC et s’interroge sur nous-mêmes. Face au danger climatique qui arrive, serons-nous des Mycéniens ou des Phéniciens ?