Et après, quoi ? La question revient comme une ritournelle. Immédiats, lointains, attendus et craints, parler des formes du futur interpelle. La littérature, les sciences humaines fournissent des pistes pour les envisager. Sens dessus-dessous, il faut faire preuve d’ingéniosité ! Revenir sur les pratiques funéraires, imaginer notre devenir-compost, faire des aller-retours avec la langue, créer des espaces imaginaires. Alors, prêtons-nous au jeu et faisons face au vertige, comme nos prédécesseurs s’y sont frottés avant nous.
Un monde peut en cacher un autre comme des boitiers sans fin. Mais déréaliser l’un peut-il permettre d’en embrasser un autre dans toutes ses possibilités ? N’est-ce pas à l’invitation de la science-fiction que l’on peut « délirer » le monde, le prendre autrement, avec de nouvelles prises sur le champ des possibles ? Que savons-nous au juste du rapport au passé de nos contemporains ? Que savons-nous du rapport au passé des sociétés qui nous ont précédés, ici, ailleurs, et des effets qu’il produit sur le présent et le futur ? À l’heure où les industries de la communication organisent les savoirs et leurs circulations, à quelles conditions peut-elle se faire en bonne intelligence ?
Ces questions brassées dans ce nouveau numéro de Terrain mobilisent toute la richesse et la pluralité des sciences humaines et sociales en lien avec les productions de fictions. Études au long cours, enquêtes d’ampleur en croisant les disciplines, l’objectif vise à forger de nouvelles manières de porter son regard vers le passé et vers le futur, articulant les savoirs anthropologiques et les pratiques artistiques.
Rapprocher l’ethnographie de la science-fiction ? Un vieux clivage resurgit entre imaginaire et réalité, mais cette fois les auteurs considèrent la création comme une véritable activité de recherche, en envisageant d’un même mouvement la mémoire des milieux, l’environnement humain comme non humain, l’écologie des processus mémoriels. On l’aura compris, nous sommes à contre-courant de la linéarité passé-présent-futur, de ces futurs imposés ou envisageables.
Les humains devraient-ils donc apprendre à enfin domestiquer leur imagination ? Et sommes-nous vraiment équipés ou préparés pour voir surgir l’impensable ?
Ces interrogations en miroir sont en prise avec les grands enjeux de la révolution numérique, les usages sociaux de ces outils, l’accès numérique aux sources pour l’histoire, aux musées, aux données du patrimoine. Autant dire que nous ne connaissons que le balbutiement d’un grand chambardement. Jean-François Laé
La revue Terrain sera présente au Salon de la revue 2024
Savez-vous où va votre âme après la mort ? À quoi ressemble l’au-delà ? Dans un numéro surprenant et passionnant d’Études Balkaniques, une équipe d’anthropologues, ethnologues et folkloristes s’interroge. Ils étudient les chemins possibles tels qu’ils apparaissent dans les représentations de notre « éternelle résidence », dans les discours épiques ou dans les rituels funéraires en Europe de l’Est et du Sud-Est. Le corpus nécessaire à une telle recherche est ancien et immense, il remonte à plusieurs millénaires, et se maintient encore aujourd’hui dans des « constructions textuelles, iconographiques et orales » (selon l’intitulé du programme du CNRS concerné). On y trouve une topographie « façonnée comme un reflet du monde des vivants », écrit en introduction Stamatis Zochios, et, poursuit-il, on « cartographie le voyage du défunt sur la base de cette topographie ».
Deux trajectoires dominent les innombrables représentations de notre disparition, tant dans les rituels funéraires que dans les « actes mythologiques des héros Gilgamesh, Héraclès, Ulysse, Orphée, Pirithoos, Thésée et bien d’autres qui sont descendus vivants au pays des morts et qui en sont revenus ». Pas tous, en fait. La plupart ne reviennent pas : « Le voyage s’effectue sans retour et l’intégration du défunt semble être une voie à sens unique pour que son âme puisse trouver son repos. » Plus rarement, d’autres, « souvent un visionnaire plongé dans un état de sommeil léthargique ou d’évanouissement », reviennent « à la vie après avoir navigué dans l’au-delà ». Ces deux chemins sont définis pour ces chercheurs comme deux figures des récits, la « catabase » et « l’anabase », deux termes venant du grec. Le premier évoque l’action de descendre et le second l’ascension.
Douze articles développent ces idées à partir d’un exemple ou d’une investigation particulière dans les croyances serbe, grecque, tsigane, roumaine, polonaise ou ukrainienne. Autant d’études excitantes qui prennent au sérieux des fables ou mythologies apparemment oubliées dans notre monde postmoderne et sceptique. Et qui peuvent tenter des non-spécialistes par la clarté avec laquelle est traité l’irrationnel. Jean-Yves Potel
La revue Études Balkaniques sera présente au Salon de la revue 2024
Approcher la grande question de notre appartenance à la communauté des vivants sous l’angle de la mort a quelque chose d’étonnamment vivifiant. Le numéro 2 de la revue Mille Cosmos a trouvé là un objet passionnant : il s’ajoute au mouvement de redéfinition des intrications entre vivants qui parcourt les réflexions écologiques contemporaines.
On plonge avec la curiosité d’un enfant dans les différents articles qui remettent à plat certaines évidences inaperçues de notre position prééminente d’humain. Alors, on s’envisage, sans dramatisation ni lyrisme particulier, comme de la nourriture pour les vautours ou pour les insectes sylvestres. La figure de Val Plumwod revient à plusieurs reprises. Philosophe australienne, elle forge sa réflexion à partir d’un accident lors duquel elle se trouva comme de la viande dans la gueule d’un crocodile. Ce décentrement permet autant de repenser notre place dans le cycle de la vie que nos nécropolitiques. Du cimetière végétalisé, sans caveau ni béton, à la bataille pour l’humisation, plusieurs entretiens donnent matière à interroger, à travers nos pratiques funéraires, notre essentiel devenir compost. Thom van Dooren, dans une pensée tout en nuance, revient sur l’extinction des espèces et ce qu’elle révèle des liens entre logiques des génocides et des écocides. Elle ouvre à des réflexions plurielles et concrètes sur les liens entre communautés de vivants. L’entretien avec Ailton Krenak, philosophe défenseur des peuples autochtones au Brésil, comme les réflexions de Kaoutar Harchi sur la distribution affective de nos deuils, rappellent quant à eux la force des dynamiques de domination à l’œuvre jusque dans la mort.
En nous faisant circuler, en textes comme en images, de la productive et mortifère Fos-sur-Mer jusqu’aux forêts et aux mousses qui les peuplent, le numéro relève le défi de traverser des échelles multiples et des centres pluriels. Il ouvre autant d’interrogations appelées, elles-mêmes, à se composter et à se régénérer. De la nourriture pour la pensée. Pauline Hachette
« Sabir », nom masculin, synonyme de « charabia », nous dit la première page de cette revue qui nous livre là son cinquième numéro. Le nom est approprié, tant la variété de textes propose une expérience langagière expérimentale. Que comprendre de tout cela ? pourra se demander le lecteur. Dans un premier temps, rien, aurait-on envie de répondre. Il ne faut pas chercher à comprendre et même, il faut jubiler de ne pas comprendre.
Mais tout de même, que comprendre ? Reprendra notre opiniâtre lecteur. Regardons-y de plus près.
Ce numéro contient un ensemble de dix-huit textes, tous tendus vers l’idée de futur. Mais Sabir a l’élégance de nous épargner les dystopies lourdes et autres anticipations qui souvent ne donnent à voir qu’une image appauvrie du monde réel. Ici, la projection est subtile, à l’image du texte « pplll444sshhh » où c’est à peine si quelques détails tendent à localiser le récit dans un avenir vraisemblablement proche. C’est que l’orientation temporelle du texte passe davantage par sa manière que sa matière. Nove sed non nova dit l’adage latin. Trop d’auteurs de récits futuristes inventent l’univers à venir sans se soucier de la contradiction qu’il y a à le faire avec la langue du présent.
Que pourrait être la langue de la littérature future ? Voilà bien plutôt l’horizon de Sabir qui propose pour esquisse de réponse une langue incomplète et absconse, absconse précisément parce qu’il complète, c’est-à-dire ouverte à ce que le lecteur pourra y apporter. Cette langue du reste offre son lot de phrases poétiques, à l’exemple de celle-ci, tirée du texte « Amorce demandée » : « Modeste barre d’immeuble perforée rythmiquement de fenêtres, comme une longue bande de papier prête à résonner dans un orgue de barbarie ».
Puisqu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, Sabir propose ainsi, non pas d’inventer le futur, mais d’en inventer la langue et c’est une franche réussite ! Valentin Hiegel.