Ancienne journaliste écrivant aujourd’hui les discours de Cyril Ramaphosa, le président sud-africain, Futhi Ntshingila sait mener à bien une histoire, avec son lot de surprises. Saluons Modjadji Books, petite maison d’édition du Cap, pour avoir encouragé l’autrice, et les éditions Belleville, à Paris, pour avoir traduit Enrage contre la mort de la lumière – titre venu de l’excipit d’un poème de Dylan Thomas.
Futhi Ntshingila, Enrage contre la mort de la lumière. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory. Belleville Éditions, 196 p., 19 €
Le roman de Futhi Ntshingila commence comme une descente aux enfers dans la misère. Sommes-nous dans On est foutu de Matthew Jabulani Mngadi, le premier roman zoulou traduit en français (éditions Anibwe) ? Une femme fait les poubelles pour manger. On songe au texte primé de Nkosinathi Sithole, Hunger Eats a Man (2015). Elle se meurt du sida : un avatar de The Reactive de Masande Nshtanga (2014) ? Sa fille encore adolescente se bagarre pour survivre. Elle ressemble à la Fikile dans Coconut de Kopano Matlwa (Actes Sud, 2015).
Mais, bonne surprise, les personnages prennent peu à peu leur autonomie, leur originalité. Ils ont chacun leur histoire, semée de moments optimistes. Si le temps des vaches maigres prédomine, de douces parenthèses se font jour. La solidarité n’est pas un vain mot, et tous les hommes ne sont pas des brutes.
Bien construit, le roman de Futhi Ntshingila fait se croiser une dizaine de personnages attachants. Plutôt que d’assommer le lecteur par des notes en bas de page, le roman propose une galerie de portraits historiques en fin de parcours. Manquent cependant deux personnes mentionnées pages 137 et 138. Internet nous apprendra donc que le médecin américain Patch Adams prône la guérison par le rire et que Mfaz’Omnyama était un guitariste de talent, décédé en 2001.
L’action se situe à Durban et dans les townships zoulous avoisinants. L’héroïne, Nomvelo dite Mvelo, a une belle voix. Mais sa mère est malade du sida. Violée par un pasteur, l’adolescente se retrouve presque en même temps enceinte, orpheline et déscolarisée. Dans son malheur, elle dépose son bébé au bon endroit. Elle reçoit l’appui, intermittent hélas, de plusieurs adultes.
Citons parmi eux Skiwa, l’énergique patronne d’un shebeen, Sipho, l’ancien amant de sa mère, la mystérieuse Nonceba aux multiples talents et son voisin, Cleanman Ndlovu. Ce dernier est un émigré zimbabwéen, mais, comme sa langue maternelle est le ndebele, on le prend pour un Zoulou rural, « mieux intégré que les Basothos ». Il aide la pauvre Mvelo à exécuter les dernières volontés de sa mère, assez périlleuses.
Sipho est un avocat généreux, buveur et vrai cœur d’artichaut. Peu après une cour assidue auprès de la mère de Mvelo, couronnée de succès, il tombe raide amoureux de Nonceba, sensuelle et poly-métissée. Il suivra la beauté jusqu’à Chicago, avant de revenir à Durban, dans sa maison que son « frère-sangsue » a laissé partir à vau-l’eau. Charmeur autant qu’inconscient, il met enceinte sa secrétaire Joy tout en lui transmettant le sida. Même son enterrement tourne au spectacle, avec l’arrivée inopinée d’une Blanche très aisée.
Les personnages savent rire dans leur malheur. On se moque des jeunes qui veulent imiter le parler américain, que ce soit les lycéennes fofolles chez la coiffeuse ou un DJ : « Tu as un accent parsemé de putain par-ci, putain par-là ». On ricane à propos des journalistes qui interrogent des enfants : « Ils fabriquent des réponses conformes à ce qu’ils savent que vous attendez ».
Cet humour est nécessaire à la survie. Futhi Ntshingila n’hésite pas à dénoncer le « génocide sexuel » des femmes et des enfants quand a couru la rumeur qu’un rapport avec une vierge permettait de guérir du sida. Elle aborde aussi le sujet, encore largement occulté, du suicide chez les Noirs. Nous ne dirons rien de la vengeance de Mvelo (un mode opératoire qui rappelle des rites ouest-africains), du couple blanc qui intervient en milieu de parcours et du dénouement bien amené.
La traduction d’Estelle Flory prend en compte les spécificités de l’anglais sud-africain où se mêlent des expressions zouloues et l’argot des townships. Pourquoi, en revanche, coller à l’anglais « they » quand le français dispose du « on » ? Exemple page 61 : « L’Église domina les funérailles. Ils ne firent même pas mine de reconnaître Zola ». Et quelques pages plus loin, le piège de « confront », mot dont les Sud-Africains sont friands, n’est pas évité quand on lit « se confronter à cette posture ».
La violence rôde dans ce livre comme dans l’ensemble du pays, mais la bienveillance aussi. Enrage contre la mort de la lumière fleure bon le dynamisme si particulier qui fait le charme de l’Afrique du Sud.