Robert Lynen et André Chaix, jeunes résistants de vingt-quatre et vingt ans, sont morts comme tant d’autres au printemps et à l’été 1944. Alors qu’on célèbre bientôt les quatre-vingts ans de la Libération, Hervé Le Tellier (dans Le nom sur le mur) et Yann Liotard (dans Juste le temps de vivre) ont décidé de ne pas déposer pour eux les gerbes de circonstance mais de leur dresser un tombeau littéraire ému et fraternel.
Aucun des deux « biographiés » n’est très connu. Robert Lynen fut cependant l’enfant acteur qui, en 1932, joua le rôle de Poil de Carotte dans le film de Julien Duvivier ; Georges Perec lui consacre une ligne dans son Je me souviens. André Chaix, apprenti, serait, quant à lui, demeuré un nom dans les dictionnaires locaux de résistants et sur les monuments aux morts si Hervé Le Tellier n’avait découvert son existence en achetant une maison de campagne près de Dieulefit, dans la Drôme.
Robert Lynen, petit Vosgien, est venu à Paris à douze ans parce qu’il avait été recruté par un Duvivier enthousiaste (ou pas, car « il y a autant de « je me souviens » que de personnes », précise Yann Liotard). Il poursuivit ensuite sa carrière et tourna auprès de Louis Jouvet et de Jean Gabin. En 1942, il fut le héros d’un dernier film, Cap au large, alors même que dans sa vie personnelle il s’embarquait pour des aventures peu maritimes qui allaient le mener à la mort. Il rejoignit en effet le réseau de résistance Alliance, un des rares à être dirigé par une femme, Marie-Madeleine Fourcade. Il prit comme nom de code l’Aiglon. La Gestapo le captura en 1943 et les journaux vichystes titrèrent alors « Un jeune acteur devenu terroriste arrêté à Cassis ». Pendant les dix mois de prison et de tortures qu’il subit en France et en Allemagne, il ne livra aucun renseignement. Il fut condamné à mort pour « espionnage au profit d’une puissance ennemie » et fusillé le 1er avril 1944 à Karlsruhe. Son corps fut rapatrié en France en 1947 ; il eut droit à des obsèques nationales.
Pour raconter cette vie, Liotard a choisi de s’adresser à Robert Lynen. Le résultat est une proximité émue avec ce petit garçon criblé de taches de rousseur devenu un grand blond dégingandé qui n’avait pas demandé à être acteur (gamin, il avait dit à Jouvet qui l’accusait de « jouer comme une vache » que lui le cinéma ça ne l’amusait pas et qu’il préférait le camping), pas plus qu’il n’avait demandé à périr en héros. « Tu n’as rien fait pour t’assurer une vie longue et heureuse, mais tu n’as jamais voulu mourir si jeune, si tôt », lui dit Liotard, qui effectue ici le beau travail d’écrire un hymne efficace à la simplicité, à l’intégrité et au courage.
Trois qualités dont ne manquait pas un autre héros, André Chaix, mort avant sa majorité (21 ans à l’époque), dont parle Hervé Le Tellier dans Le nom sur le mur. De ce jeune homme, l’écrivain (prix Goncourt 2020 pour son roman L’anomalie) a d’abord découvert le nom inscrit sur le mur de la maison qu’il venait d’acquérir à Montjoux dans la Drôme, puis sur le monument du village « à la mémoire de [ses] enfants morts pour la France » avec des dates, « mai 1924-août 1944 », indiquant que Chaix ne pouvait être qu’un résistant. Il décide d’enquêter et raconte ici ce qu’il a appris sur lui grâce à des témoignages de seconde main, à son dossier du Service historique de la Défense et aux associations d’anciens résistants. Ce sont ces dernières qui lui fournissent l’essentiel des informations écrites et visuelles sur Chaix en lui communiquant une petite boîte « de la taille d’une carte postale », contenant les traces « précieuses et minuscules » de la vie du jeune homme sans doute rassemblées par sa famille après son décès : une carte d’identité, quelques photos, un tract FFI, des lettres…
Fils aîné du boulanger de Montjoux, en apprentissage à la fabrique de céramique de Dieulefit, amoureux de Simone qui elle aussi l’aimait, Chaix s’est engagé dans les FFI et est tombé avec six autres camarades lors de l’embuscade d’une division Panzer. C’est à peu près tout ce que l’on peut savoir sur lui de manière certaine, ça et l’allure de jeune gars sympathique qu’il avait et que montrent les clichés (reproduits dans le livre). Pour le reste, il faut imaginer, ce que Le Tellier fait a minima.
L’auteur est ému, comme nous. Mais il s’interroge : de quel droit parlerait-il du jeune disparu ? Quelles intentions l’animent ? Pourquoi « ressusciter » un inconnu auquel « presque rien ne le relie » ? Et s’il le fait, comment raconter sa vie ? Il proscrit d’emblée l’écriture d’une lettre qui serait adressée au mort (ce qui est presque le biais littéraire de Liotard), jugeant « l’exercice… artificiel, l’artifice… indécent ». La manière qu’il choisit, nous l’avons sous les yeux. Pour accompagner un récit « respectueux, honnête » sur Chaix, il a créé un « mix » d’histoire de l’Occupation et de la Résistance, de considérations politiques et morales, et de bribes autobiographiques. Quant à ses motifs personnels profonds, Le Tellier les garde pudiquement et efficacement évasifs : l’histoire du jeune maquisard lui permettrait de mettre « une borne » sur « ce chemin » de l’existence, tant celle de Chaix que la sienne ; elle servirait à « penser la mort, ma mort », confie-t-il ; elle lui offrirait l’occasion, lui qui se dit « sans ascendance et sans racines » mais père d’un enfant, de trouver une figure « à mi-distance entre l’image d’un père et la réalité d’un fils » ; et de s’inscrire, peut-être, dans l’histoire fortement marquée par la Résistance d’une région où il a élu domicile.
Ce qu’André Chaix réveille en Le Tellier, ce que fut réellement André Chaix, pour le peu que nous en apprenons, font la force du Nom sur le mur. Finalement, l’auteur, qui n’a pas voulu écrire une lettre au jeune homme par peur de mauvais goût émotionnel et littéraire, ne peut à la fin du livre s’empêcher de s’adresser à lui. Regardant son nom sur le mur de sa maison il lui dit : « Je n’avais pas l’ambition démesurée de te redonner vie, André. Tu auras à jamais 20 ans, 2 mois et 3 jours et c’est très bien ainsi. Je me tenais tout à l’heure encore devant ces lettres gravées dans le crépi grège, et je crois que j’ai voulu donner du sens à mon regard pour pouvoir sourire toujours avec fraternité face à ton nom sur le mur. » Une fraternité dont nous avons aujourd’hui bien besoin et dont Yann Liotard comme Hervé Le Tellier font preuve en réveillant dans leurs ouvrages les noms qui dorment de deux jeunes gens courageux.