L’âme d’une rue

De la rue Mathis, qu’il a naguère assidûment et amitieusement fréquentée, François Bordes dresse un inventaire d’une grande sensibilité, à mi-chemin entre l’histoire et la poésie.

François Bordes | Zone perdue. L’Atelier contemporain, 144 p., 20 €

C’est par l’histoire que viendrait la poésie, l’histoire des lieux, des gens, de la vie qui court et de la vie tout court. C’est par la poésie que viendrait l’histoire, la poésie des lieux, des gens, de la vie tout court et de la vie qui court. 

Ainsi entre-t-on dans Zone perdue : 

 La rue Mathis est une rue passante 

On la traverse et on l’emprunte 

on y circule et on y passe
– comme dans un rêve.

François Bordes est poète et historien. Ça tombe bien. Mais il est aussi, entre autres activités non classifiables, flâneur, regardeur, amateur, bref, curieux du temps qui passe et qui le dépasse. Il suffit juste d’en repérer le mouvement, les changements de sens, comme on dit d’époque, ou d’humeur. S’en remettre à ce qu’on voit autant qu’à ce qu’on ressent : « Longtemps j’ai zoné traversant dans le petit matin la rue ensommeillée. » 

Point de départ, et d’arrivée, du livre de notre promeneur : la rue Mathis, Paris, 19e arrondissement. Un coup de lunette sur Google Maps ne nous dit pas grand-chose d’une espèce de varice qui commence avenue (auparavant rue) de Flandre et finit rue Curial, est traversée par la rue Archereau, et située du côté de la Villette, quelque part entre le parc des Buttes-Chaumont et la porte de la Chapelle.

Il vaut donc mieux y aller voir, ou y être allé. C’est encore le cas de Bordes. Il est déjà venu ici, vers la fin du millénaire dernier, il repasse par là, alentour d’aujourd’hui. Naguère donnant des cours particuliers « pour gagner neuf francs neuf sous », l’esprit plus tard un peu ailleurs et libre de tout engagement, détaché dira-t-on, mais loin d’être indifférent à ce qu’il endura : 

Il y a vingt ans, je ne m’arrêtais guère dans le coin. 

Je traversais la rue d’une traite et c’est tout.
Je ne m’attardais pas. 

Coup d’œil au Cours Florent 

dédaigneux et envieux.
Je jouais Hamlet, moi, pas du boulevard. 

François Bordes, Zone perdue
Rue Mathis © François Bordes/L’atelier contemporain

La rue Mathis est une rue banale, comme on dit d’une personne qu’elle est anonyme. Idée préconçue, fausse, et qu’il faut déconstruire, et reconstruire. Car la rue Mathis a, comme tout un chacun, un passé, certes parfois enfoui, enfui, parfois encore un tout petit peu présent. Alors ? Il suffit d’un retour d’archives, comme on dit du refoulé, pour le faire entendre, telle cette hypnotisante suite de mots chiffrés qui débute par : « VOII 2080 – 2081 Dossier de voirie, 1820-1925. » et s’achève, quelque quarante strates plus tard, par : « 1941W I Permis de construire, 1993 ». Liste poétiquement péri-perecquienne.  

D’autres fois, la rue est souvenir-écran : « Un jour, sur le trottoir de la rue Mathis, un vieillard, me voyant prendre des notes, me saisit le bras, tout sourire, et vous savez là-bas se trouvait l’une des plus grandes imprimeries de Paris

Quand on songe à la Villette, on pense toujours barbaque, sang, abattoirs, mais il y avait aussi l’imprimerie Lang, première imprimerie parisienne. »

Et l’enquêteur de repartir de plus belle : l’encre qui tourne au sang, façon Mesrine, le gaz sous les pavés. La rue vit sa vie de rue. Elle aussi a droit de cité.

Il n’y a pas que le sang, à la Villette.

Il y a l’encre, le gaz et le goudron.

Il y a aussi le sucre, la confiture et le chocolat. 

L’histoire est maintenant là qui se fait poésie. La poésie est ici qui se fait histoire. À chaque coin de la rue. Inutile de distinguer les mots, les choses, les mots des choses, des lieux d’autres lieux, une rue est une rue, dans son entier. Même s’il y eut, ou s’il y a encore des singularités, des « boîtes à miracles », comme ce lycée professionnel et son « capitaine », « l’entêté libertaire », et aussi la piscine « et son immense volume sous plafond son architecture étrange et biscornue ». Beau retour au présent, aux présences dans l’eau : « La complicité des actifs et des occupés s’accorde parfaitement à la patiente application des retraités, à la nonchalance inquiète des désoccupés. Tous regardent avec douceur le grand-père asiatique qui vient chaque jour faire des exercices dans le petit bassin. Un parent l’accompagne, s’occupe de lui frotter le dos et les jambes esquintées et fragiles. 

Gestes doux, attentifs Précis et anciens 

Moments d’humanité à la piscine Mathis. » 

Pas de rue sans gens : les énumérer, les compter, les prendre en compte. Et aussi beaucoup de gens à la rue : les sauver de l’oubli, les sauver tout court. Adultes en perdition, non moins qu’enfants déjà perdus. Mais non, il y a toujours une once de bonté, de beauté, pour les distinguer. L’écriture les suture : « Joséphine. La plus fidèle, la plus régulière des passantes. Matin, après-midi & soir, elle marche lentement, les yeux perdus dans le vague, dodelinant de la tête, sans doute atteinte d’un mal sans remèdes. Elle revient de loin. Un voyage dont nul ne sait rien, elle a failli sombrer corps & âme. Elle a survécu & se maintient, accomplissant pour les gens du quartier de menus travaux de couture. Elle rend des services à droite à gauche. Sa démarche au début inquiète, d’autant qu’elle parle souvent toute seule. Sa folie la protège de celle de la ville. Assez vite, on s’habitue à sa présence dérangée dérangeante… » 

Que reste-t-il de toute cette rue, cela, celle-là, ceux-là, Jean-Michel, Ashkan, Anaïs, Vladimir… ? Pas grand-chose et pourtant ; pas tout à fait rien mais pas rien : 

le parfum le vertige

sont restés tout le reste

est parti en fumée

détruits le pont l’espoir

frêle faille du rêve
la rue te cicatrise
 

Ainsi flâne, regarde, aime, mais aussi souffre Bordes, dans la rue Mathis qui n’est pas à lui, n’a jamais été à lui, mais fut seulement un petit peu lui, à un moment donné du temps donné. C’est un sentiment vif, qui met à vif les sentiments : 

Je me suis caché pour pleurer et j’ai fui 

Sur le trottoir de la rue Mathis

sac de sport à l’épaule gauche

j’ai levé les yeux au ciel. 

C’est le printemps rue Mathis.
J’en ai assez de la rue Mathis.
Je ne veux plus la voir la rue Mathis
plus jamais la rue Mathis
Elle me fait mal la rue Mathis.
Je ne veux plus jamais en entendre parler. 

On pense alors à Apollinaire : « Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur. » Qu’ils sont beaux, les textes qui viennent de là. D’une rue. De l’âme. Des deux conjuguées.