Poète bin qu’oui

Après avoir successivement, en prose ou en vers, parcouru ses enfances et ses amours, partagé sa passion pour le sport et traversé bien des jardins, Chino alias Christian Prigent et vice versa – mais avec des distorsions liées à l’inévitable part de fiction – évoque comment il est devenu poète.

Christian Prigent |  Chino fait poète . P.O.L, 176 p., 19 €

Dans le titre faussement simple du livre, le nom renvoie au verbe qui oscille lui-même entre le présent de l’indicatif (supposant un volontarisme dont l’éventuelle emphase serait aussitôt contrée par la banalité de l’expression) et le participe passé (et, dans ce cas, fait poète par qui ?). À ce propos, loin de tous ceux qui s’autoproclament ainsi, Christian Prigent, dans un passionnant livre d’entretiens avec Bénédicte Gorrillot (Christian Prigent quatre temps, Argol, 2009), déclarait ceci : « Un écrivain, est-ce jamais autre chose que la coagulation ponctuelle de cet ensemble de rôles (écrire, publier, être lu, recensé, critiqué, etc.) qu’accepte de jouer celui qu’alors on reconnaît socialement comme écrivain ? S’il y a quelque part une essence, autre chose qu’un rôle, c’est dans l’écriture, pas dans l’écrivain. »

On ne trouvera donc ici aucun argument en faveur d’un don tombé du ciel et ce d’autant plus que, dans la Bretagne des années 1950, c’était autre chose qui en tombait régulièrement et tombe encore : zut ! si l’air bleu d’oubli / s’échevèle à la fraîche / c’est xa va sur les non sèches / roches recrachiner pipi. De plus, quitte à tomber, ce serait plutôt dans l’enfance, histoire d’y retrouver les traces d’une attention répartie entre le fameux monde muet des choses et celui des mots – dont le petit Chino pige vite qu’ils ne coïncident pas. De cet écart irréductible proviendrait l’injonction rimbaldienne de « trouver une langue », en sachant dès l’origine qu’elle devra porter en elle ses propres failles – ce que Jude Stéfan, dans Stances (Le Temps qu’il fait, 1998), exprimait à sa manière en qualifiant ses poèmes de « ruines de mots résistant à la Ruine ».

Primo, retour de Chino sur la falaise, pas celle de Paimpol (dont l’existence, incertaine paraît-il, tiendrait à la nécessité de la rime) mais dans les parages, pour explorer la dite « nature » : faune, géologie, botanique, météorologie, etc. et, si l’éco-anxiété n’est pas absente du paysage (où l’on peut humer, hélas, un purin d’ulve & fuel), il n’est pas pour autant prévu de céder à l’écopoétisme à la mode pour au moins deux motifs : d’une part, les ronciers étant obstinément inamicaux aux mollets nus, pas question de célébrer une prétendue harmonie entre l’humain et les éléments naturels ; d’autre part, les relations qui s’instaurent entre ces deux pôles sont forcément complexes car elles passent par le filtre de nos mythologies personnelles, suscitant des émotions diverses (ainsi, l’angoisse du nageur due à la possibilité du calmar qui l’entraînerait vers l’abysse) et des souvenirs mêlant aïeux et lectures puisque en des vaux pareils rêvassa le Rimbe.  

Christian Prigent, Chino fait poète
Christian Prigent © CC BY 4.0/Monbinome/WikiCommons

Deuzio, Chino-Prigent narre comment il est devenu faiseur de poèmes, de 1960 à nos jours. Sa mère lui demandant d’écrire « pour elle », au risque de tourner dingo, il se retrouve chez le psy pour une séance drolatique : (1965) quoi me tord le boyau d’âme à /  bloc, Doc ? qu’ai-je à mamapapa / fait qui m’traficrotte au trou du / cortex ce clafoutruc de vocabu ? Mais l’apprenti poète préfère orienter son écriture vers les multiples yeux de sa bibliothèque, celle où il garde le vif de l’histoire littéraire et non le gras lyrico-fadasse, même dans sa version révolutionnaire (1968) mais peu inventive, ce qui fait qu’un an plus tard : — et boum : TXT  / de la cuisse de la ronéo est né, aventure collective menée entre France et Belgique jusqu’en 1993 – la revue ayant commencé une deuxième vie depuis 2018. Cela dit, les époques s’entremêlent, épinglant tout autant André Breton – (1966) mais ce pape à temps au fossé / a chu : ouf ! (il t’aurait bouffé) – que quelques contemporains amis de la poésie qui se reconnaîtront facilement.

Tertio, C. (P.) propose, au fil d’une journée, d’abord une suite de poèmes consacrés au fumier d’angoisse auquel on peut toujours tenter d’opposer le travail des mots, puis une autre sur des jardins où l’on croise de chers défunts et moult bestioles (passereaux, gastéropodes, insectes et même un poulet au cou tranché) avant d’effectuer, après un bref accès (testostérone), une sortie au dehors pue bon où se revigorer. La partie suivante, intitulée à l’enfant persistant, laisse penser que le rapport matérialiste de l’auteur à la langue s’enracine notamment dans ses premières expériences sensorielles : d’où goulu d’écorchures il fonce / s’ensanglanter de joie aux ronces. Enfin, la nuit tombe en plusieurs temps jusqu’au noir / plus rien à voir.

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Quarto, c’est au tour des amis de défiler, avec en tête du cortège la bande des Txtiens du siècle dernier (dont Jean-Pierre Verheggen, récemment disparu, qui en 1971 échevelé de serpents / médusés soleil aux mèches / s’assoit rigolard sur du rêche / aux fesses de pré), suivis par Denis Roche, Valère Novarina, Charles Pennequin et Christophe Tarkos.

Quinto, Chino égrène les heures passées à la plage où, alternant bains, rêveries et réflexions sur faune et flore, élans érotiques et sentiments océaniques (ces deux derniers étant plutôt contrariés par l’absence de fusion à l’horizon sinon celle apportée par la mort), il réalise qu’l’un / fini alias soi c’est rien / que du serré au <kiki> / par l’infini (∞ : clapotis).

Suivent trois madrigaux dont la lecture est brouillée car les vers s’y répètent mais superposés et/ou barrés, comme si ce qui était dit là relevait encore plus que le reste de l’innommable, conformément à ces propos de Prigent dans sa postface à la réédition de son livre Le professeur : « Le sexe est au cœur de ce que j’écris. Parce qu’il concentre la question du rapport (à l’autre, au monde) et des limites de la représentation. »

Enfin, l’ouvrage se clôt sur le testament Chino où l’auteur, à la manière de Villon, distribue en trente et un quatrains ses legs souvent comiques à parentèle, amoureuses, voisins, amis écrivains ou plasticiens et éditeur trop tôt perdu (P.O.L), avant d’en finir avec son propre corps jeté à la décharge : — Et s’en goberge l’animal !

L’ensemble est écrit en vers qui n’ont rien à voir avec ceux étrangement dits libres (en fait, ravalés au degré zéro de la prosodie sous le modèle dominant du VIL [1]), c’est-à-dire qu’ils sont travaillés à la lettre près, aussi bien quant au rythme et au son que spatialement, avec un lexique et des références qui traversent tous les registres, du populo au savant. Ce qui donne des formes à la fois minutieusement composées et en équilibre instable, pour mieux mettre la langue en mouvement dans une tonalité globalement tragicomique qui, comme chacun le sait, est l’une des plus difficiles à obtenir, sachant que ça valait le coup que Chino persistât dans l’écriture : mange les mots ils puent / d’avoir trop sué trop su / mais au fond d’eux goûte le son / des fraîches confusions.


[1] Obstination de la poésie, par Jacques Roubaud (Le Monde diplomatique, janvier 2010).