Langue sportive

Avec Chino aime le sport, Christian Prigent poursuit son cycle poétique autour du personnage de Chino, qui, d’enfant (Les enfances Chino, 2013) à adolescent amoureux (Les amours Chino, 2016), semble ici devenir adulte. Les figures de sportifs ancrées dans l’histoire politique et sociale des soixante-dix dernières années, croquées par Christian Prigent dans une langue versifiée virevoltante, paraissent agir comme des modèles émancipateurs pour celui qui, il y a peu de temps encore, ne pensait qu’à l’amour et à « sa dame ».


Christian Prigent, Chino aime le sport. P.O.L, 174 p., 18 €


Avec Chino, l’adolescence c’était l’amour, c’était immense, et ça se dévalait à toute vitesse. Avec Chino, le sport ce sont des sportifs, des noms qui brillent, des images, des corps qui luttent, chutent, triomphent, et s’engagent. Avec Chino, le sport se glisse avec souplesse dans le vers, et passe par toutes les formes, courtes, moyennes, ou longues, requiem, blason, tombeau, dialogue, balade, samba… Il s’introduit avec adresse dans plusieurs langues, plusieurs polices typographiques, plusieurs pays, temps et histoires. Le sport aime le carnaval, les métamorphoses, la vitesse, les torsions et les distorsions élastiques, les cris et les chants. Qui l’eût cru ? Il aime aussi la poésie, et Christian Prigent, dans Chino aime le sport, le reflète à merveille.

Classés sagement en cinq parties, « I, Court », « II, Moyen », « III, Long », « IV, Très long », « V, Envoi », les poèmes-récits accompagnés de dates et de notes historiques explicatives s’étendent de 1936 jusqu’à l’envoi final par Chino, en 2016, du jokari. Hommage au « prince »-poète accompagné d’une photo, image d’une libération d’un geste, jambe en l’air, bras levés, élasticité gênée par l’âge, « PRINCE si ton os arthritique a / Bouzillé l’ex-lasticité ». Gestuelle mais aussi tradition poétique médiévale, l’envoi accompagné de cette photo semble dire combien le sport, admiré par Chino, délivre, dans l’effort, le corps et la langue.

L’architecture du recueil est intéressante à cet égard : les poèmes s’allongent, les références au passé le plus lointain (1529) se multiplient jusqu’à la convocation finale du présent le plus proche (2016) et le plus personnel, laissant place à l’image la plus concrète d’un corps humain sportif qui s’élance et s’allège malgré la douleur de l’âge, côtoyant sur la même page le poème et sa langue poétique « ex-lastique ».

Cette langue poétique, Christian Prigent l’entraîne, la muscle, et lui fait jouer les sportives. Le vers est sa contrainte rigoureuse, le poème son terrain d’exercice bien délimité, qui s’agrandit au fil du recueil, de plus en plus vaste et exigeant pour cette langue qui doit tenir bon sur la durée. Le premier poème du recueil, « Requiem pour Tabarly », parmi les plus courts, est marqué par une langue tendue et sèche, des mots brefs et aiguisés : « Éric ? un roc ! foc au récif rac ric / Entre les grains au plus près le bec pique / De piaf ou mésange à tête noire hic ». Beaucoup plus long, le poème consacré à Rachid Mekhloufi, footballeur algérien recruté à l’AS Saint-Étienne, connu pour avoir rejoint l’équipe du FLN en 1958, est marqué par une langue ample et souple, qui semble dire la course du joueur, ses passements de jambes et ses envolées : « Mekloufi ? Rachid ! pas un bouffi ni un / Racho ! vert sur vert galamment il peint / Sur l’écu de gazon crénelé d’argent / Des arabesques (bon mot !) épatamment ».

Christian Prigent, Chino aime le sport

Christian Prigent © John Foley

La langue, mouvante, apparaît comme un corps à part entière. Ainsi, le poème consacré aux athlètes américains Tommie Smith et John Carlos qui, aux jeux Olympiques de 1968, avaient chacun levé un poing noir à la façon des Black Panthers, recouvre la force de ce poing : « T’as noté ces totems tamtamant ta tête ? Boum, un poing ! boum, deux ! boum, cut crâmée la crête / De coq – Spot : vise au haut du podium l’zéro / Rôti noir d’os de crâne : ô, épouvantaux ! » Les onomatopées associées aux mots anglais brefs et percussifs (cut/spot) et l’assonance en [o] recréent le choc provoqué par ce geste et soulignent à la fois la violence subie et dénoncée par ces hommes. Ce poing levé fait écho dans le poème à l’évocation de soulèvements politiques et sportifs dans divers pays (Mexique, États-Unis, Allemagne jusqu’en 1936) et de divers corps, comme celui d’Usain Bolt, sprinteur jamaïcain, qui se soulève typographiquement sur la page :

«                                                                                Tu
Ne vois pas encor mais ça va venir U

Sain Bolt la sauterelle fluide illu

Miner deux mètres avant les autres (culs     

Lourds) le fil »

La langue poétique redevient muscle, épouse et façonne les corps. Christian Prigent réalise ainsi avec Chino aime le sport une prouesse sportive et poétique plutôt fascinante. En effet, cette langue s’exerce sans relâche du début à la fin du recueil, maintenant un rythme et un souffle fort qui pousse et entraîne le lecteur avec elle. Cette langue est alors aussi musique, à l’image des magnifiques « Danses pour Garrincha » (footballeur, esthète génial) ou du poème consacré à Rachid Mekhloufi, où l’on entend les bruits du stade et l’on sent la vitesse des passes : « <ras sol> rrroum brrram d’crampons brroum crasant / Sous zef crachinant l’seuil paillasson ciment ». Par ses onomatopées, ses déformations de mots (anamorphoses), les néologismes, les contrastes qu’elle recouvre, elle fait rire. Le vocabulaire le plus soutenu côtoie le plus familier et le plus argotique au sein duquel résonne, dans le poème consacré à Marcel Cerdan, la gouaille triste de Piaf : « Et la môme Piaf, elle a la détresse : / On voit du larmoi mouiller son renard / Ah ! que ce soit boxe ou vélo ou art, / ça sert à quoi de s’bouger la graisse ? »

« Ça sert à quoi ? », Christian Prigent pose régulièrement la question, multipliant les sens de ce geste sportif en le réinscrivant dans sa « grande » Histoire, la Seconde Guerre mondiale surtout. Ainsi, Prigent se souvient avec émotion, dans un des poèmes les plus forts, d’Albert Richter (cycliste allemand déporté), d’Eric Seelig (boxeur juif allemand privé de son titre par les nazis), de Gretel Bergman (recordwoman allemande, juive, exilée aux Royaume-Uni), d’Helen Mayer (fleurettiste, juive, exilée aux États-Unis)…

On pourra pourtant regretter dans Chino aime le sport une approche très médiatique du sport qui peut créer un effet de distance avec ces corps sportifs, leur pratique, leurs mouvements et leurs histoires. En effet, si Chino, selon le titre du recueil, « aime le sport », il semble surtout aimer le regarder à la télé, l’entendre à la radio ou le lire dans les journaux. D’ailleurs, Christian Prigent ne s’en cache pas tout à fait, reproduisant avec humour, dans le poème « Gastone Nencini au Tourmalet », les touches de la télécommande de Chino. Mais la considération pour le sport semble finalement moindre que l’intérêt pour un récit médiatique, historique et politique déjà construit. Christian Prigent le réécrit merveilleusement mais l’on peut regretter cette confusion entre le sport comme pratique et le sport comme récit, qui aurait pu être davantage questionnée. Si reprendre les histoires de ces sportifs en poèmes versifiés est une démarche tout à fait originale, le choix de sports pratiquement tous déjà liés à une tradition littéraire ou narrative (le cyclisme, et le football dans une moindre mesure), l’évocation d’une « grande histoire » et d’engagements politiques déjà bien connus par les amateurs de sport notamment, le sont moins. À cet égard, l’évocation du match de football URSS-France en 1956, peu célèbre et peu raconté, fait exception et compte parmi les poèmes les plus intéressants du recueil. Aussi, le dernier poème, « Jokari 2016 », accompagné de la légende « Chino joue au Jokari », souligne un affranchissement particulièrement drôle du prisme médiatique, où la langue poétique s’accorde plus spontanément au « sport » en tant que tel, et où, délivrée de tout récit préexistant, elle s’éloigne aussi de tout exercice de style.

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