De la gravité en littérature

« L’eau tombe. » Chez n’importe qui, chez l’écrivain lambda, une phrase aussi menue signifierait peu de chose sinon le souffle court, une pensée inoffensive ou minimale exprimée de façon routinière, un truisme à peine ravivé par la candeur, ou l’effet d’une simplicité volontaire, comme un déjeuner d’œuf au plat. Chez Pascal Quignard, commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, Grand Prix du Roman de l’Académie française, Prix Goncourt, discuté à Cerisy en 2004 puis en 2014, commenté dans un Cahier de l’Herne et dans de nombreuses autres publications, voué au silence et auteur de près de quatre-vingts livres en un demi-siècle, dont de très exhaustifs livres d’entretiens, la formule « l’eau tombe » s’enrichit immédiatement d’une pluralité de sens, qu’elle contient puis délivre.

Pascal Quignard  | Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 368 p., 22 €

C’est l’eau de l’océan du Thalassa de Ferenczi, l’eau du déluge de Gilgamesh suivi du déluge du Pentateuque, l’eau des parturitions et des fluides organiques, celle des orgasmes débordants, d’Ulysse, du fleuve Alphée, des trois baptêmes de Till l’Espiègle, de la clepsydre, des nappes phréatiques et du lac de Côme – la chute est celle de la Genèse, de Lucifer, de Saul, du rocher de Sisyphe, d’Icare, de Léandre, de Boutès, du nouveau-né et du prolapsus.

Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour
Le déluge de Noé et ses compagnons, de Léon-François Comerre (1911) (musée des Beaux-Arts de Nantes) © Domaine public

Dans son nouveau livre, au titre freudien et volontairement claudicant, Pascal Quignard précise : « L’eau tombe. / Les géographes appellent pertes ces trous dans le sol que la rivière creuse, où elle disparaît brusquement. » On pouvait lire déjà, dans son précédent livre, Les heures heureuses : « L’eau tombe. / Les géographes appellent pertes ces trous dans le sol que la rivière creuse, où elle disparaît brusquement » – preuve que cette idée lui tient à cœur (nous reviendrons sur ces réemplois).

Le lecteur des Petits traités et de la série du Dernier royaume en douze saisons le sait : Pascal Quignard ne s’avance jamais les mains vides, il a avec lui de nombreux bagages et ses valises sont bien remplies. Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour n’est pas le livre de tous les livres, pour reprendre le titre du dernier volume d’un autre bibliophile, Roberto Calasso, mais il est le livre d’un grand nombre de livres. On y rencontre, en plus de Freud et Ferenczi : Benveniste, Heine, Rousseau, La Boétie, Pline, Lucrèce, Bruno de Cologne, Marie Morel, Jean d’Arras, Caelius Aurelianus, Sophocle, Pontalis, Gayle Rubin, Murasaki Shikibu, tous compagnons de plus ou moins longue date, qui se présentent ici en habitués. Pascal Quignard compose par analogies, selon les procédés de la littérature, et par associations libres, selon les procédés de la psychanalyse, dont il est très friand ; c’est ainsi qu’il travaille les motifs récurrents chez lui de l’océan, de la chute, de la coupure, de la jouissance, de la parole abominable et incompatible avec l’érotisme, du silence, de l’origine et de l’ensauvagement, au cours de chapitres parfois juxtaposés, parfois disjoints (certains de provenances disparates : Présent de la psychanalyse, Revue lacanienne, Revue française de psychanalyse, Quarto n° 124), le plus souvent faits de paragraphes courts et de brefs axiomes – au lecteur alors de reconstituer la linéarité océanique de ces fragments.

Comme il est question de Thalassa, il est question du « mascaret de la naissance », de « résurgences », de « Déluge » (voir plus haut), du « mouvement de vague propre à la mer qui va et vient » comparé au coït, de « marée », de « Ozeanisch [sic] amor », de Lorelei, du corps maternel devenu « une sorte de mare » selon Wilhelm Bölsche, du pénis de l’homme « étrange lézard » sur « le bord de cette sorte de lagune » selon Quignard lui-même, de « grenouille sous son algue » (la vulve), et de « Panthalassa ». Comme il est question d’eau, il est question d’origine : « il y eut une mer avant la mer tandis que 13,9 milliards d’années nous séparent de cette origine à la texture si flaccide ». Il est question de « Urvater » et de « Urmutter », du « sexe de la matriarche il y a trente-deux millénaires », de Lascaux, du sexe féminin Origine du monde ou simplement « origine de l’homme et de la femme », des « trous de la trouée originaire », du « silence sauvage du gouffre originaire » (le sommeil), de « l’originaire au fond de l’être », du « trou noir de l’origine où les sexes s’ensemencent » et de l’amour « au cœur de l’origine, comme une sorte d’île Saint-Pierre, où l’origine elle-même herborise sur l’espace de sa propre genèse interminée, inachevable ». 

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

On y traite abondamment du sexe, de la sexualité et de la sexuation ; à quelques exceptions près (la masturbation, « toujours certaine et infrustrable » [1]), le sexe est associé à l’engendrement. Pascal Quignard annonce au tout premier chapitre : « Parce que le fait de lier le coït et la parturition est seulement humain, cette scène qui manque à l’amont de chaque corps – et qui s’y suppose naturaliter – l’obsède en retour. » Même si l’obsession est censée concerner chaque corps, l’auteur semble ici partager avec nous, en toute simplicité, une marotte bien à lui : « Cette pénétration du sexe de notre père dans le sexe de notre mère est sûre – puisque nous sommes là. / Ce sexe dressé, il y a disparu. C’est nous qui sommes ressortis. Il est vrai que cette mutation est étrange. » Selon ce point de vue, quand une femme introduit son doigt « au fond de son bonheur », elle « plonge dans la source » (chapitre 8). On lit aussi : « L’aptitude érotique fondamentale est l’adhérence du contenu au contenant. Cette adhésivité se perçoit dans l’œuf qui creuse sa tanière dans la paroi utérine » (chapitre 11). Et plus loin : « Le sexe de la femme, qui reproduit toutes les sociétés animales ou humaines, est d’abord une bouche qui se fait humide quand elle descelle ses deux vantaux sur l’origine qu’elle pousse » (chapitre 12 – et dans le même chapitre : « Le coït est alors comme un accouchement à rebours »).

Quoi qu’il en soit, le sexe n’est jamais une chose paisible ; le lyrisme immodéré de Pascal Quignard et son goût pour l’hyperbole (« cosmique », « ultime », « infini », « éternel », « cataclysme », « flancs gigantesques des roches immenses », « noir le plus pur », « abîme de la nuit », « coup de foudre » ou « porte des Enfers » soit la bouche) n’incitent pas à voir dans le coït autre chose qu’un acte profondément solennel en plus d’être sauvage, animal, originaire, ultime, tellurique, « hors du monde » et absolu, comme s’il n’avait lieu que dans un temple ou dans la vase de l’océan primordial, ou dans une inconfortable combinaison des deux. Le primesautier n’est pas dans sa manière (« La sexualité est un sacre ») – ceux qui, parmi les écrivains, ne sont pas Pascal Quignard pourront toujours traiter, ailleurs et à tête reposée, du sexe frivole, léger, distrait, paresseux, insouciant, inopiné et même fortuit.

Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour
La naissance de Vénus, Jean-Léon Gérôme (1890) (détail) © Domaine public

« L’orgasme est aussi imprévisible qu’un tsunami sur les rives de l’océan Pacifique […] Va-t-il vers l’à-venir du ciel ? » : on peut apprécier ce type d’oraison jaculatoire, ou s’en méfier comme on se méfie de la gastronomie de Curnonsky (Maurice Edmond Sailland, élu Prince des gastronomes en 1927) consistant à additionner les prestiges du foie gras, du champagne et de la truffe dans l’espoir d’obtenir la perfection : « Trous noirs des galaxies qui s’entravalent au fond de l’unique nuit cosmique sans horizon, “a-oristique”, non finie de l’origine qui s’acharne et bruit, elle encore, elle toujours, parmi les vents stellaires plus ou moins elliptiques qui volent en rond au-dessus des abîmes. » Quand Pascal Quignard retrouve son calme, il renonce aux emportements, il choisit la brièveté pour offrir à son lecteur des assertions mises en valeur par le retour à la ligne :  

« Contemplation est, d’abord, effroi. »

« L’humanisme est impossible. »

« Dans l’émotion il n’y a pas de Je. »

« Notre fin n’a pas de sens. »

« Notre corps est incomplet. »

« La littérature ne conclut pas. »

Jusqu’à l’irréfutable « L’eau tombe », déjà évoqué. 

Ou bien il lui fait cadeau de quelques définitions : « Ek-zéma. En grec, cela veut dire : la vie sort. » « Sans dimension, c’est-à-dire, en latin, im-mensum, “immense”. » « La vulve comprend deux replis cutanés, deux grandes lèvres ek, deux petites lèvres in, qui se rabattent l’une sur l’autre. » « Hypnos en grec nommait le sommeil. » Pour ménager son lecteur, moins habitué que lui à une nourriture d’une si grande richesse étymologique, il prend soin de couper les mots en plusieurs morceaux, ce qui facilite leur assimilation : « re-présentation », « hémi-sphérie », « uni-versel », « in-fini », « in-achevé », « in-com-préhension », « para-bole », « sur-face » ou « mono-syllabe ». De temps à autre, il juge plus prudent encore de combiner coupure et définition, comme à la page 123 (« Le mot latin in-fans signifie celui qui ne parle pas »), à la page 126 (« La double forme du mot “en-fance” souligne cette non-parlerie originelle »), à la page 101 (« Le mot “en-fance” additionne deux mots qui veulent dire en français “a-parlance” ») et à la page 196 (« C’est l’in-fantia. C’est l’a-parlance »).

Négligeons les petites négligences (« Henry » Heine, et tous les termes hongrois privés d’accents) : d’autres attributs de cette édition peuvent laisser le lecteur perplexe. Elle est faite en partie de pièces rapportées ; l’hospitalité faite à des écrits de diverses provenances suppose soit un grand travail d’élagage, soit une grande tolérance pour la redite. Le lecteur a ainsi droit à la réapparition épisodique de quelques figures, comme celle de Jean-Jacques Rousseau, page 57 (« septembre 1765, les cailloux, le silex, les mottes de terre pleuvent, il s’enfuit, il traverse le lac de Bienne, se réfugie sur l’île Saint-Pierre »), page 116 (« septembre 1765, les fenêtres soudain criblées de pierres […], la retraite sur l’île Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne »), page 316 (« Rousseau caillassé, hué par les habitants de Môtiers, s’enfuyant, rejoignant l’île Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne »). Ou Œdipe, page 52 (« les pieds percés par son père quand ce dernier l’a exposé sur le mont Cithéron en sorte qu’il soit dévoré par les bêtes sauvages, déchiqueté par les oiseaux rapaces »), page 187 (« Laïos qui expose l’enfant à la mort, perçant ses deux pieds pour l’offrir aux ours et aux fauves, aux oiseaux rapaces, dans la forêt du Cithéron »), page 220 (« Que fait le père d’Œdipe […]. Il lui perce les pieds avec une barre de fer avant de l’exposer aux loups et aux rapaces au haut du mont Cithéron »). 

L’art du réemploi déborde des Compléments : on y rencontre Boutès (« Boutès soudain quitte le banc de nage, abandonne sa rame, quitte l’ordre, plonge dans l’informe, s’élance dans le monde thalassal »), déjà héros des Heures heureuses (« C’est Boutès qui un jour quitte brusquement son rang de nage […]. Et soudain, le pied sur le rebord du bastingage du navire Argô, se moquant de la Toison d’or, ne se ralliant à aucune destination, plonge »), avant ça figurant de L’enfant d’Ingolstadt (« Boutès n’hésite pas un instant […], il se lève, court sur le pont du navire en direction de la voix qu’il est en train d’entendre, il saute »), et personnage principal de Boutès (2008). La page 90 des Compléments et la page 144 des Heures heureuses, on l’a vu, sont siamoises. Pascal Quignard compose ses livres en puisant dans sa bibliothèque ; chacun de ses très nombreux ouvrages rejoint naturellement les étagères de sa bibliothèque ; il n’est pas étonnant qu’en puisant de la sorte il mette de plus en plus souvent la main sur ses propres livres.

Coda. « Ne soyez pas le citoyen d’un État » : ce commandement est inscrit dans les tables du chapitre 25, sous-chapitre 10 (« Comment s’émanciper du groupe »), placé sous l’égide de La Boétie. Dans un avertissement, Pascal Quignard déclare d’ailleurs sans ciller : « Je fais comme les anciens Romains, j’abandonne les suffrages aux centuries prérogatives » ; pour compenser, il a accepté d’être nommé chevalier puis promu officier de la Légion d’honneur [3].


[1] On trouve, page 189, cette proposition insolite : « La masturbation n’est pas seulement bénéfique et douce. Elle est infiniment mélancolique : cette main qui s’agite seule fait son deuil du soin de la mère. »

[3] Décret du président de la République, « visé pour son exécution par le grand chancelier de l’ordre national de la Légion d’honneur ».