Des jeux et des lieux

Le dernier grand inédit de Georges Perec, Lieux, a été publié en 2022 dans la collection « La librairie du XXIe siècle » qui a beaucoup fait pour enrichir la gloire posthume de l’auteur alors qu’elle s’appelait encore « La librairie du XXe siècle », de Penser/Classer à L’infra-ordinaire, en passant par Espèces d’espaces et Je suis né.

Georges Perec  | Jeux. Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 360 p., 23 €

Les partis pris éditoriaux de cette édition des Lieux, comme le soulignait le très regretté Jean-Pierre Salgas dans EaN, en déployaient la potentialité ludique, au détriment peut-être de la mélancolie profonde d’un projet déterminé par la perte des racines et la recherche que Perec savait vaine de lieux stables : « De tels lieux n’existent pas et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question. » Reste que Perec a toujours mis le jeu au centre de son œuvre et que les casse-têtes en tous genres ont été à la fois les moteurs et les garde-fous de son écriture, qu’on pense au bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 qui constitue la structure de La vie mode d’emploi ou au Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go publié en 1969 avec Pierre Lusson et Jacques Roubaud. De son vivant, Perec avait publié un premier volume de Mots croisés, « précédés de considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser les mots » (Mazarine, 1979), rassemblant les grilles qu’il propose au Point à partir de 1976. D’autres mots croisés ainsi que l’ensemble des jeux qu’il a donnés à des journaux et des magazines ont été publiés en différents volumes dans les années 1990. Ce volume de Jeux reprend ainsi trois volumes publiés séparément aux éditions Zulma : Perec/rinations et Jeux intéressants (1997), puis Nouveaux jeux intéressants (1998), dans des éditions préparées par le grand spécialiste de Perec de l’époque, Bernard Magné (mort en 2012) et par le complice en fabrication de jeux de Perec, l’oulipien Jacques Bens (mort en 2001).

Jeux, Georges Perec
Optical illusion of some dominos © CC0/Getty Museum

Voici donc un livre qu’il faut lire crayon en main pour remplir les cases de mots croisés, s’essayer à des suites arithmétiques ou à des problèmes d’allumettes (particulièrement ardus). Perec, qui disait en entretien qu’il préférait les jeux de lettres aux jeux logiques, produit cependant aussi des problèmes de chiffres. Mais les mots et les lettres dominent : anagrammes, rébus, proverbes cachés, messages codés, acrostiches, séries à intrus, etc. Comme l’écrit Bernard Magné, « les jeux de Georges Perec sont bien ceux d’un écrivain ». Leur production répondait à des commandes : Ça m’intéresse confie une double page mensuelle à Georges Perec en 1981-1982. Parce qu’il est dans l’écriture de 53 jours qu’il pense ne pas pouvoir terminer car il se sait malade, il demande à Jacques Bens de l’aider dans la préparation de ces jeux. À la même époque, tous les deux fournissent divers problèmes pour Jeune Afrique et Jeune Afrique économie, prenant le continent africain pour thème principal. Jacques Bens s’est expliqué sur les conditions de leur collaboration : alors qu’il se chargeait des énigmes mathématiques et des problèmes logiques, Perec s’occupait quant à lui des jeux à caractère littéraire. Mais il est arrivé qu’ils échangent leurs rôles. Destinés à un public adolescent, ces jeux sont plus faciles à résoudre que les Mots croisés ou les jeux de Perec/rinations.

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Le recueil le plus intéressant à lire est bien celui des propositions données à Télérama en 1980 et 1981 sous le titre Perec/rinations, car il mêle les jeux et les lieux. Dans cette mesure et à la faveur de cette chronologie éditoriale posthume, il s’inscrit dans la continuité de la publication des Lieux. L’espace et la contrainte constituent les deux principaux remèdes à l’amnésie. Et comment ne pas voir dans la grille vide des mots croisés la figuration d’une mémoire trouée ? Ces 69 jeux cartographient une mémoire de Paris, à la fois individuelle et collective. Il y a 21 grilles de mots croisés, une par arrondissement et une pour le métro. Certains jeux invitent à tracer des parcours inédits dans la ville : aller d’un point à un autre en n’empruntant que des rues dont les noms commencent par la lettre T ou bien se souvenir de toutes les rues qui portent des noms d’oiseaux. D’autres convoquent notre mémoire historique, mais pour des événements curieux ou mineurs : associer à chaque personnage historique la rue où il a vécu, identifier où a eu lieu le plus grand dîner servi au moment de l’Exposition universelle de 1900, par exemple. Quelques énigmes logiques complètent la série. Cette cartographie ludique bouleverse complètement le plan de la ville ainsi que son appréhension, qu’elle soit quotidienne ou touristique. L’espace est piégé, crypté, creusé par l’absence. Aussi ces jeux d’espace portent-ils pour la plupart certains des grands thèmes de l’œuvre de Perec, l’infra-ordinaire, l’inventaire, la ruse, l’arpentage mémoriel, l’expérimentation matérielle des traces, l’autobiographie collective et l’espace.

"Jeux", de Georges Perec
« Jeux », de Georges Perec (Détail) © Seuil

On peut toutefois légitimement se poser la question de savoir si ces jeux relèvent de la littérature, font partie de l’œuvre littéraire de Perec ; non pour décider autoritairement ce qui serait littérature et ce qui ne le serait pas, mais pour comprendre ce qui nous retient dans les livres et nous attache à eux. Activant nos neurones et notre esprit de raisonnement, les Jeux suspendent la part émotionnelle et sensible de notre lecture. C’est ce qui fait toute la différence entre eux et W ou le souvenir d’enfance ou Espèces d’espaces. On sent bien en croisant ces énigmes toute la part que l’écrivain Perec a mise dans leur production, et la participation des lecteurs est largement requise pour répondre aux questions ou remplir les cases. Il y a là une expérience de co-écriture très intéressante où nous sommes invités à accompagner l’écrivain dans la production des traces. Mais l’auteur retient l’intime en même temps qu’il renonce à écrire des phrases et à chercher la vérité de son histoire. La contrainte n’est plus un prétexte, comme dans ces autres livres, mais bien une fin en soi, et cela ne touche pas le cœur. 

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