Figures fuyantes de la Rome littéraire

Du philosophe Anaximène (VIe siècle avant J.C.), il nous resterait trois fragments authentifiés, pas un de plus : « bonnet », « clou » et « être suspendu » ; à partir de ces bribes, le lecteur démuni a l’intuition de pouvoir reconstituer une phrase complète, peut-être même pertinente : c’est là un cadeau de la providence et c’est une maigre consolation. Dans Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne, Pierre Vesperini offre au lecteur d’autres miettes sublimes de ce genre, sauvées par le hasard ou par la bienveillance de ceux qui ont choisi de les copier.

Pierre Vesperini | Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne. Les Belles Lettres, 140 p., 15 €

De l’œuvre poétique de Volumnius, il nous reste un seul vers, cité par un grammairien dans le seul but de préciser le genre du mot cyma (féminin). Des poèmes lascifs de Mucius Scaevola, il nous reste deux mots, lassas clunes (« fesses épuisées »), un certain Charisius voulant prouver cette fois encore que fesses est du genre féminin. De Q. Hortensius Hortalus, il nous reste un seul mot : nuque, et de Volusius rien, en dehors d’une réputation déplorable (et même merdique, si on en croit Catulle).

Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne Vincent Vesperini
Mucius Scaevola devant Porsenna, de Charles Lebrun (1896) © CC BY-SA 4.0/Yelkrokoyade/WikiCommons

Le titre de ce livre semble annoncer érudition et nostalgie combinées de façon rigoureuse ; c’est exact, mais en partie seulement. L’érudition est généreuse et partagée, elle est le contraire d’un savoir exclusif ; la rigueur du travail prend la forme d’un texte palpitant (le savant rocambolesque), et la minutie de la recherche est un gage de beauté, comme aurait pu le dire un imitateur de John Keats. La nostalgie est bien présente, elle est à l’origine de ce texte : « C’est en travaillant à mon Lucrèce que j’ai découvert ces figures fuyantes […]. Je me demandais d’où venait cette sorte de nostalgie brûlante qui me faisait m’égarer des heures, des jours durant, loin de mon livre, à leur recherche ». Dans son avertissement au lecteur, Pierre Vesperini n’hésite pas à parler de fascination, de douleur, de cœur battant la chamade : contrairement à tant d’autres exemples consultables en librairie, l’association de recherche minutieuse et d’émotion n’est pas un slogan publicitaire, la fascination n’a pas incité l’auteur à bâcler son travail ni à s’adonner au narcissisme de l’historien, à la mode depuis quelques saisons.

Ce recueil de « poètes fantômes » rassemble une trentaine de vies brèves placées sous l’égide de Marcel Schwob et de ses Vies imaginaires (déjà évoqués en passant dans l’essai sur Lucrèce). On ne peut pas s’empêcher d’ajouter aux miniatures de Schwob les « biographies synthétiques » de Jorge Luis Borges, les figures dessinées dans son Histoire de l’infamie, les Vies brèves de John Aubrey, les vidas des troubadours revivifiées par Jacques Roubaud, et bien sûr l’œuvre de Diogène Laërce. Ces trente-trois vies abrégées, de Marcus Plautius à C. Cornellius Gallus, sont précédées d’un hors-d’œuvre d’une cinquantaine de pages intitulé Les passeurs d’Alexandrie ; le ton à la fois alerte, expert et libre rappelle celui de Luciano Canfora (cité dans la biographie), de Pierre Judet de la Combe ou de Florence Dupont. (Cette même liberté alerte avait permis à Pierre Vesperini de faire la barbe à Stephen Greenblatt, auteur d’un bestseller, dans son étude sur Lucrèce : il s’agissait alors de s’en prendre aux « grands récits » et aux « synthèses toutes faites », autrement dit aux mythes rentables et aux lieux communs.)

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Pierre Vesperini rappelle dans sa préface l’importance de la figure d’Homère, pour tous les Grecs et pour Alexandre en particulier, qui l’aurait reçue en grande partie d’Aristote ; il montre comment Alexandre le nouvel Achille s’est cherché un nouvel Homère en choisissant de pitoyables prétendants (« leur nullité est entrée dans la légende », dira Alan Cameron) ; il montre aussi comment Alexandre ajoutait à son énergie de conquérant un grand appétit de savoir, et donc un immense appétit de lecture. Il rappelle comment l’idée de rassembler des livres en un endroit approprié (avant même d’en venir à l’étape « inouïe » de la bibliothèque d’Alexandrie) a pu passer pendant un temps pour une incongruité (vers la fin du Ve siècle, « la possession d’une bibliothèque n’était pas la moindre des excentricités d’Euripide »). Il retrace la création de la bibliothèque d’Alexandrie (l’un des « deux grands mystères » à l’origine de la littérature européenne), ou plutôt de la double bibliothèque (celle du Musée, celle du sanctuaire de Sérapis), née du désir « rassembler dans la mesure du possible tous les livres du monde » (lettre d’Aristée à Philocrate).

Sur son élan, Pierre Vesperini retrace les étapes du deuxième « grand mystère », celui de l’invention de la littérature latine (il dit aussi « littérature grecque en latin ») – à commencer par l’invention, comme une petite révolution copernicienne à l’époque des Ptolémée (on me pardonnera), de la figure du poète savant. « Un poète n’écrit donc plus sous la dictée des dieux, il doit travailler, travailler encore, et le modèle de l’inspiration divine des poètes archaïques laisse la place à celui du labeur interminable, qu’on cisèle un poème ou qu’on tente de résoudre une énigme dialectique. » Cette idée d’une poésie intimement liée au savoir, à l’étude et au goût pour le jeu et l’énigme pourrait de nouveau sembler incongrue à notre époque où la littérature est souvent proposée comme un substitut à la pensée défaillante, ou parfois même comme un antidote à la rationalité. Elle aurait semblé tout à fait juste à Gustave Flaubert : « Ce livre, tout en calcul et en ruses de style », ou à Vladimir Nabokov : « J’aime composer des énigmes avec des solutions élégantes ».

Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne Vincent Vesperini
Gaius Asinius Pollio © CC BY-SA 4.0/AndryiTophan /WikiCommons

Dans ce monde, Pierre Vesperini voit naître la littérature grecque en latin, celle de la Rome républicaine ; c’est aussi dans ce monde de bibliothèques que vivent et meurent les poètes oubliés, « frappés des Muses » (mousopataktos), parfois célèbres de leur vivant, mais devenus plus ou moins vite des poignées de sable fin. Poètes professionnels, « pauvres le plus souvent », engagés dans un art si peu rentable, vivant de dons ou de petits salaires – ou poètes amateurs, bien plus riches, chevaliers ou sénateurs, assistés de lettrés, esclaves ou affranchis. Voici donc C. N. Matius, qui a eu le temps d’inventer les mots columbulatim (à la façon d’une petite colombe) et edulcare (rendre doux), avant de disparaître. Voici Pupius, dont il nous reste deux lignes d’épitaphe. Voici Furius Bibaculus (« le soiffard »), qui s’est moqué d’Orbilius (« la bibliothèque faite oubli »). Peu ou pas de dates dans ces « portraits littéraires », il suffit de savoir que tous ces fantômes adviennent dans un mouchoir de poche, et s’évaporent quand Octave devient Auguste, le fossoyeur de la République. Cicéron sert de point de repère, on le voit partout ou presque, à la fenêtre, au Sénat, en fuite, sur le champ de bataille ; Volumnius lui envoie une lettre, Mucius Scaevola est son ami, il cite Salluste dans une épître et cherche l’approbation de Q. Cornificius (inventeur du mot bimembris, repris, coup de chance, par Virgile).

Le lecteur de ces pages ne fera pas seulement la visite des ombres, ce qui a déjà son charme, ou la cueillette de fleurs séchées, il trouvera de quoi se réjouir en découvrant des fragments d’histoires parfois romanesques, parfois funestes, parfois énigmatiques ou involontairement drôles. Il y a le dénommé C. Asinius Pollion, par exemple, présent aux côtés de César « la veille du jour où il devait franchir le Rubicon » – pour reprendre l’expression de Pierre Vesperini, le cœur du lecteur ne peut pas ne pas battre la chamade à l’évocation de cette scène : César, au crépuscule, en train de faire les cent pas de jardin à cour, et disant à voix haute : Je me demande, Pollion, si je ne suis pas en train de faire une grosse bêtise (magnam stupiditatem). Évoquons aussi le nom de Gallus retiré des inscriptions sur ordre d’Auguste mais reconstitué bien des années plus tard grâce aux trous laissés par les rivets, ou bien encore Ticidas, l’auteur de vers érotiques, réputé, comme Catulle, pour « nommer les choses par leur nom ». (Dix-huit siècles plus tard, une belle priant Casanova de raconter ses aventures lui donnera le conseil inverse : « Dites, mais ne nommez pas les choses par leur nom, c’est l’essentiel. »)

« De la Lydia de Valerius Cato, Ticidias [le même] disait que c’était “la suprême passion des savants” (doctorum maxima cura), tant il y avait à gloser. » De Poètes et lettrés oubliés de la Rome ancienne on pourrait dire la même chose, tant on y trouve de quoi se régaler – quitte à remplacer dans cette phrase les savants par vous et moi ou un quelconque olibrius.