Bourlinguer à Dawson City

Premier roman explosif d’Emmanuelle Pierrot, La version qui n’intéresse personne est tout autant un coup de poing qu’une caresse. Sacha et son meilleur ami, Tom, quittent Montréal sur un coup de tête et arrivent à Dawson City, dans le Yukon. C’est dans ce lieu mythique qu’ils s’installent et mènent une vie de musique, d’amis, de fêtes et de drogues. Mais la liberté à laquelle ils aspirent du plus profond de leur être est peut-être aussi artificielle que le monde auquel ils ont voulu échapper. L’amitié, clé de voûte du récit, finit par céder sous les assauts d’une société marquée par les relents d’un patriarcat qu’il semble impossible de vaincre.

Emmanuelle Pierrot | La version qui n’intéresse personne. Le Quartanier, 358 p., 23 €

La version qui n’intéresse personne est pour Emmanuelle Pierrot, à travers le prisme de son personnage Sacha, le récit d’une immense désillusion, celle d’une femme qui bute avec violence sur le réel qu’elle espérait (et pensait) différent. Cette révélation prend des allures de dénonciation, sans jamais verser dans le règlement de comptes. Parler paraît vital, et Sacha l’affirme dès le prologue : « Et maintenant, je vais parler, et un jour, je vais mourir mais, en attendant, je ne fermerai plus ma gueule de chienne. » Il faut enfin dire, raconter, et ainsi se donner la chance de renaître à soi-même.

Du « Paradis » au « Refuge », les cinq sections qui composent le roman relatent les étapes d’une métamorphose. Sacha, fougueuse, riche du désir de vivre, d’aimer et de s’amuser, est progressivement broyée par les lois du groupe alors qu’elle s’applique, du mieux qu’elle peut, à ne pas voir ce qui est pourtant en train de se dérouler sous ses yeux : son éviction progressive et implacable. À force de vouloir vivre librement, elle est progressivement rejetée de la communauté dans laquelle elle avait pensé trouver refuge, quasiment au bout du monde. Dawson City a vu les chercheurs d’or se ruer vers le Klondike et pour beaucoup se casser les dents. Ironie peut-être d’un parallèle qui se dessine au fil de la lecture entre les chercheurs d’or désabusés et cette quête effrénée que mène la jeune femme, celle de l’amitié, du plaisir et du partage, qui s’avère aussi illusoire que l’or tant convoité. Dawson City, c’est aussi le lieu de la colonisation, celle d’un territoire et d’un peuple, les Tr’ondëk Hwëch’in. Aspirer à la liberté, à l’autonomie, autant de projets vains, où que le regard se porte, quand on appartient à un groupe dominé. L’espace se resserre autour de Sacha qui a l’impression d’avancer sur un « très mince sentier qui se déroulait comme un ruban entre deux gouffres ». Force est de constater qu’être une femme, c’est encore, et ce même au début du XXIe siècle, appartenir à un groupe dominé. 

La version qui n’intéresse personne, Emmanuelle Pierrot
Dawson City, Yukon, Canada ©CC BY-SA 4.0/Diego Delso/WikiCommons

Sacha était pourtant convaincue que la société normative, ce réel étouffant et délétère dans lequel elle refuse de s’engluer, n’était pas une fatalité. C’est dans l’enthousiasme et la gaieté qui la caractérisent qu’elle part « avec le pouce », en compagnie de Tom, son ami qu’elle aime plus que quiconque. Et voilà ces deux êtres, « nés ensemble, comme deux incarnations d’une même entité, un alien bicéphale non viable », embarqués dans un voyage mouvementé qui les conduit jusqu’à Dawson City. En arrivant, Sacha et Tom pleurent d’émotion tant le paysage qu’ils découvrent est magnifique. Et pourtant ce ne sont pas, de l’aveu de Sacha, des « téteux ». 

Vivotant au rythme des saisons touristiques, des cabanes et petits logements partagés, Sacha et Tom n’ont pas peur des galères : « Il n’y avait pas de bécosse à proximité ; pour chier, remplir nos jerricans ou brancher nos cellulaires, on devait marcher jusqu’au triple J, à deux cents mètres, ou s’il était fermé, aller jusqu’au Pit, à trois coins de rue. […] Sinon, chez nous, c’était beau, petit, chaotique. On aimait ça, vivre là et on était heureux, tellement que Tom s’est mis en tête d’adopter un chien ». C’est alors que Luna fait son apparition dans le récit, cette chienne-louve, une malamute, qui va donner une ampleur supplémentaire à l’existence de Tom et Sacha, jusque dans le dénouement tragique du récit. Compagne de chaque instant de Sacha, elle assiste elle aussi aux concerts, soirées de « spoken word » et de poésie, veille sur Sacha y compris lorsqu’elle est en « blackout » : « Où était Luna ? Sur la banquette arrière. OK. J’étais dans mon auto, côté passager, assise sur quelque chose d’inconfortable qui s’est avéré être le roman de Kerouac que Buddy m’avait prêté. » Comme une référence en filigrane, le roman de Kerouac s’inscrit dans le récit d’Emmanuelle Pierrot à la manière d’une référence mythique dont on peut (et doit) pourtant se détacher quand on écrit son histoire de femme au pays de la bourlingue. 

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La version qui n’intéresse personne, c’est une bande d’amis, des rencontres plus ou moins intenses, souvent drôles, et l’amour, qui s’incarne davantage en Kosmas, qui a « un cerveau magnifique, peuplé de forêts et de fuchsia », et qui donne à Sacha envie d’y croire, lorsqu’ils s’endorment, « entrelacés comme un tas de serpents à sonnettes en hibernation – pour citer William S. Burroughs ». C’est aussi de la musique et de la poésie comme matières vitales. Et pourtant, même là des règles de domination s’imposent et les milieux les plus libertaires se révèlent tout aussi réactionnaires que ceux que Sacha a fuis.

Luna est l’être auprès duquel on peut toujours se réfugier, cette chienne à qui il a fallu apprendre à vivre parmi les humains. Dans un moment de tendresse éblouissante, alors que tout semble définitivement perdu pour Sacha, plongées dans le silence des animaux qui hibernent et des « choses gelées », la femme et la chienne contemplent le ciel flamboyant et entendent les cieux s’adresser à elles : « Peut-être que les aurores n’émettaient ces sons que devant celles qui étaient seules, trop seules pour prendre quelqu’un d’autre à témoin. Peut-être qu’elles ne chuchotaient que devant celles que personne ne croirait. Les aurores chuchotaient et je ne savais pas pourquoi. J’ai blotti ma tête au creux du cou de Luna, dans la fourrure noire et blanche de son poitrail. » 

On savoure au fil du texte le style d’Emmanuelle Pierrot, qu’elle maîtrise de bout en bout, extraordinaire pour le lecteur français peu coutumier de cette langue truffée d’expressions québécoises tellement imagées, des fameux sacres québécois, et d’anglicismes. On est porté par la poésie de cette langue, par son rythme, mais aussi par la poésie du regard de Sacha sur le monde. Cette poésie est inséparable de sa volonté inaltérable de « rétablir les faits », quitte à proposer « la version qui n’intéresse personne ». C’est la particularité de son regard, de son amour du monde, de la nature, de Luna, sa chienne adorée, qui est susceptible de restituer avec le plus de justesse possible la trame des faits. On ne peut mesurer la destruction de Sacha que si l’on a pleinement éprouvé son rapport au monde et aux autres, qui passe dans le récit par sa langue tellement significative, dans sa douceur et son implacabilité tout à la fois. Cet ensemble donne au récit un goût aussi marquant que celui des expériences que traversent Tom et Sacha et fait de la lecture de La version qui n’intéresse personne une expérience mémorable.