Empruntant au conte et au traité philosophique, à la chronique et à l’uchronie, Kostis Maloùtas fait du Dernier aujourd’hui un original roman-gigogne dont l’écriture précise pousse doucement mais inexorablement la logique à pulvériser la vraisemblance. L’exploration des liens entre le temps et le sommeil finit par nous plonger dans une sorte de rêve éveillé et par nous donner, à partir de notre monde bien connu, un véritable sentiment de l’ailleurs.
En 1858, le roi d’un petit pays abolit la dictature du soleil. Les jours ne seront plus fixés par le cycle de la lumière mais par celui de son sommeil : à son réveil débute une nouvelle journée, qui finit quand il s’endort. Au fil des règnes qui se succèdent entre 1858 et 2014, on apprend que le « calendrier national » a pu compter des années de retard ou d’avance sur le calendrier « classique » (grégorien). En effet, l’incontinence du deuxième souverain – appelé « Jourier » – fait qu’en une nuit peuvent passer quatre journées « nationales ». De même, les siestes accélèrent le temps. Les insomnies l’étirent : un jour national peut durer soixante heures, voire trois cent soixante-dix-sept jours solaires lorsque le VIe Jourier ne dort plus.
Le dernier aujourd’hui se présente d’abord comme un conte philosophique virtuose, tordu et ardu, développant les conséquences de la décision du Ier Jourier. Puis il tourne rapidement à la chronique dynastique, soulignant les difficultés de succession et la personnalité de chaque dirigeant : les envies de voyage de la IIIe Jourière ; la « mégalomanie » du IVe Jourier, tirant du bon état de la dentition d’hommes préhistoriques la conclusion qu’« à l’image du frigo, la mer était un moyen de contracter le temps » ; l’énergie de la Ve Jourière, la timidité du VIe.
Parvenu à ce dernier souverain, le récit, narré par une voix dont on apprendra plus tard qu’elle appartient à un gardien de nuit du musée royal, ralentit – on n’en est qu’au quart du livre –, accordant bien davantage de pages – de temps – à ses personnages, pour se métamorphoser en roman d’amour. Car le VIe Jourier s’est épris d’une de ses camarades d’étude, Frita Tith, ce qui permet à Kostis Maloùtas de déployer, après ceux du temps, les paradoxes de la psychologie amoureuse.
S’ensuit une série d’affres et de désillusions rigoureusement déroulées, qui conduisent le Jourier à une insomnie chronique engluant ses sujets dans une journée sans fin, hélas un lundi, donc un jour de « travail ininterrompu ». Ou pour les enfants du narrateur, à deux journées solaires d’un examen, de révision infinie. La dernière partie du roman s’attache aux répercussions de ce système calendaire sur la population, dont le gardien de nuit est un peu le coryphée.
Tout en restant en équilibre sur la ligne d’incertitude entre sérieux et ironie, Le dernier aujourd’hui est très drôle. D’un comique subtil et bienveillant envers des personnages qui, malgré leur rapport au temps décalé, se débattent dans des difficultés finalement proches des nôtres : les débuts et l’usure de l’amour ou, pour les personnages féminins, la volonté de pouvoir bouger et agir. Les Jouriers masculins, eux, rôdent aux frontières de la folie. Et on peut alors aussi lire ce livre comme une dénonciation, certes très indirecte, de l’arbitraire et de la domination des élites sur le peuple.
Mais ce qui fait du Dernier aujourd’hui bien plus qu’une brillante variation sur l’absurde ou une succession d’idées burlesques, c’est que toutes ses péripéties procèdent d’une nécessité. L’enchaînement des idées, la rigueur de la pensée motive la progression du récit. Une phrase entraîne la suivante. L’ironie touche d’autant plus qu’elle s’exerce sur des raisonnements justes. L’absurde de la société jourière ne l’est que d’un point de vue pragmatique ployant sous l’habitude. Au regard de la logique pure, le découpage du temps « national » est aussi convaincant que le nôtre. Voire plus. D’autant que de nombreuses notes de bas de page, d’abord anecdotes amusantes égrenant les discordances des différents calendriers, y compris les calendriers pataphysique et holocène, infusent peu à peu au lecteur le caractère arbitraire du découpage du temps. Alors pourquoi pas un calendrier supplémentaire ?
En outre, Kostis Maloùtas inverse la hiérarchie des phases du soleil : le temps ne se mesure plus par rapport à la lumière, à la veille, mais d’après le sommeil, moment qu’on a tendance à considérer comme perdu. Ainsi, Le dernier aujourd’hui nous baigne dans une atmosphère onirique réaliste, celle d’un monde dont les éléments ressemblent au nôtre, mais qui s’en éloigne par la façon dont ils s’articulent. Un monde dans lequel on s’endort quand on passe enfin une nuit avec la femme qu’on aime. Un monde dans lequel le temps peut s’étirer dans un présent « indéfini ».
Kostis Maloùtas arrive à transmettre au lecteur le vertige de vivre hors de cycles bien bornés, l’angoisse et l’exaltation des songes. Heureusement – ou hélas ? –, Le dernier aujourd’hui n’est pas sans fin, pas plus que l’agrypnie du VIe Jourier. Aussi le gardien de nuit se réjouit-il : « il finira par y avoir un lendemain, et peut-être ensuite un surlendemain ».
Cet article a été publié sur Mediapart.