Les revues déplacent les savoirs. Elles proposent des reconfigurations ou des ouvertures vers d’autres champs, imaginent des relations originales qui en modifient les enjeux, les libèrent d’un certain carcan académique. Ce sont des lieux d’exploration et d’expériences absolument vitaux pour la production des idées.
Les savoirs sont tels des icebergs – une grande part en demeure immergée et invisible. Et nombre de revues plongent sous la surface pour en partager des pans. C’est par une sorte de dérive que se transforment les savoirs – académiques en premier lieu –, s’articulant autrement, comme une Pangée infinie. Et parmi les revues qui travaillent des sujets ou explorent des disciplines – la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie… –, certaines font un grand pas de côté, introduisant dans le sérieux de la recherche une souplesse qu’induit la forme même de la revue. Elle parasite les habitudes (bonnes et mauvaises) des chercheurs et des spécialistes, elle permet de détourner les savoirs, de les envisager avec plus de liberté.
Ainsi, la première des revues qui vient à l’esprit est peut-être Le Magasin du XIXe siècle qui allie savoirs précis, grande compétence, amplitude rare – revue annuelle, elle fait près de 300 pages en grand format –, avec une hétérodoxie des biais dont elle use pour explorer des sujets. Son équipe a déjà abordé des sujets aussi variés que la fête (sujet du nouveau numéro d’Études tsiganes), la BD, la ville, la récup’ ou l’Amérique… Et jamais avec le strict regard univoque de l’historien spécialiste. Si l’on ne peut discuter la compétence de ses intervenants, l’équipe du Magasin ouvre portes et fenêtres, accueillant d’autres formes, réfléchissant son iconographie avec grand soin. Les numéros s’ouvrent sur des interventions d’écrivains – Lydie Salvayre ou Christian Prigent, par exemple – et se frottent à d’autres champs du savoir ou bien imaginent des formes atypiques pour des chercheurs. Chaque livraison emporte, charriant avec elle une quantité astronomique de savoirs qui s’éclairent les uns les autres et proposent un revigorant décloisonnement de la science historique. On y respire davantage peut-être que dans des revues savantes plus classiques et la revue devient un espace de discussions permanentes et ouvertes vers d’autres moyens.
Plus atypique encore, plus diverse, plus hétérogène, la revue étudiante OPIUM Philosophie pousse le même type de pratiques à son extrême. Se saisissant d’un sujet, l’équipe – c’est une des spécificités de la revue d’avoir des instances démocratiques et tournantes – l’envisage un peu dans tous les sens, alliant tous les champs de la connaissance. C’est que, plus qu’une revue de philosophie (il y en a et de très bonnes, comme Le Philosophoire par exemple), c’est une revue de dialogue, une sorte d’espace collectif qui produit des miscellanées assez hétérodoxes. On y fait se rencontrer la philosophie et ses moyens et la littérature, les sciences humaines, la création au sens large. Si l’on peut discuter souvent de contenus strictement conceptuels, on y rencontre une sorte de pensée qui s’expérimente en permanence, qui se cherche, qui tâtonne, avec une fantaisie toute revigorante que l’on retrouve dans une revue encore plus diverse comme L’Ouroboros. C’est ainsi plus le geste qui compte car il bouscule des pratiques institutionnelles et se déploie dans un espace collectif et estudiantin extraordinairement dynamique.
C’est que les revues servent à questionner autant ce que l’on fait que ce que l’on sait. Elles confrontent les savoirs et les pratiques qui les rendent possibles. Elles passent les connaissances au tamis de l’expérience en quelque sorte. Un pied dans le champ académique ou l’intellect, l’autre dans les pratiques et le faire. C’est que les revues procèdent, on ne le répète jamais assez, des laboratoires, de pratiques ou d’organisations. La manière dont une revue fonctionne influe sur la manière dont elle déploie ou produit des savoirs. Et réciproquement. Une revue se lit d’une certaine manière et l’on pense différemment ; et une revue s’organise pour obéir à une altération des pratiques savantes. Ainsi, des revues qui s’intéressent à l’architecture comme Stream ou POLYGONE traversent la compilation ou la réflexion par la pratique, opérant une circulation qui remet en cause tout autant ce que l’on sait que ce que l’on fait. Particulièrement inscrits dans le réel – économique en particulier –, ces deux titres rappellent, au-delà de leurs partis pris propres, que la pratique architecturale a besoin des savoirs ou de la pensée pour s’éprouver mieux et proposer un retour réfléchi de sa production. La revue constitue un espace unique et rare pour discuter, avec une grande liberté, des concepts et des réalisations architecturales.
Les revues déplacent les enjeux du savoir et offrent d’autres moyens de les déployer. Elles constituent un espace absolument nécessaire pour les éprouver, les partager, les déplacer. On les y découvre autrement, et ça fait du bien.