Entre deux jardins

Est-il possible de rendre justice en quelques lignes à deux ouvrages de mince volume mais d’une singulière séduction d’Allen S. Weiss, dont les seuls titres disent déjà l’ampleur et la diversité des intérêts de l’auteur ? À l’évidence, non. Car se mêlent ici le sérieux, appuyé sur une assez étourdissante érudition, et la fantaisie d’un esprit curieux de plusieurs cultures et circulant avec aisance de la philosophie, qu’il enseigne à la New York University, à l’essai personnel sur des pays aussi différents que la France et le Japon, mais qu’il connaît en profondeur, les ayant en quelque sorte incorporés à son propre imaginaire.

Allen S. Weiss | Miroirs de l’infini. Jardins à la française. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Mathilda Sitbon, avec l’auteur. Arléa, 173 p., 13 €
Allen S. Weiss | Guide anachronique de Kyoto. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Allain. Photographies de l’auteur. Arléa, 197 p., 22 €

Tel est parfois l’effet d’une ouverture très anglo-saxonne qui fait notamment de certaines universités américaines des lieux d’expérimentation intellectuelle et de liberté d’une rare qualité. Entre les deux livres, une relative parenté thématique : il sera dans l’un et l’autre question de jardins. Mais, alors que le « jardin à la française », celui d’André Le Nôtre, le paysagiste du surintendant des finances Nicolas Fouquet à Vaux-le-Vicomte, du prince de Condé à Chantilly, de Louis XIV à Versailles, fait l’objet d’une étude historique et technique très poussée, la variété des jardins de Kyoto, de la luxuriance humide à la rigueur sèche du zen, représente une partie seulement de la méditation folâtre d’Allen S. Weiss entre des arts japonais apparemment aussi étrangers les uns aux autres que l’arrangement floral, la céramique, la gastronomie et sa mise en scène, la poésie de Bashö, la cérémonie du thé et le roman de Tanizaki.

Allen S. Weiss, Guide anachronique de Kyoto,
Céramique Sakazuki, Fukumoto Fuku © Arleà

Les ambitions de Miroirs de l’infini sont multiples, à la fois esthétiques, philosophiques et historiques. Il s’agit pour l’auteur, sous un volume presque aussi réduit que celui d’un livre de poche, d’aborder des questions aussi difficiles que celle de la tension entre baroque et géométrisation classique, « paganisme » de la Renaissance et exigences du dogme chrétien, liberté de création et nécessité de célébrer le pouvoir qui se proclame désormais absolu.

J’avoue que, pour ma part, comme je suis en grande délicatesse avec l’architecture – bâtiments et jardins, c’est tout un – qui chante la gloire des rois, les prétendues grandeurs de Versailles, que je trouve lourdes et moches, ne m’ont jamais fait saliver, non plus d’ailleurs que les temples incas, ou les portes géantes, honte à moi ! de Persépolis, tous témoignages du totalitarisme pré-nazi, pré-stalinien et pré-chinois. J’ai donc spécialement apprécié la façon dont, sans en avoir l’air, Allen S. Weiss souligne la part essentielle de l’ostentation ou pour mieux dire de l’esbroufe qui sous-tend l’entreprise consistant à doter le jardin royal du XVIIe siècle de perspectives « infinies ». Cette critique implicite de l’orgueilleuse froideur est faite toutefois avec suffisamment de finesse et d’understatement pour que les inconditionnels du Roi-Soleil n’y voient que du feu.

Tout autre est le plaisir presque amoureux avec lequel le Guide de Kyoto, patchwork de morceaux dont certains avaient paru séparément, conduit une visite plus mémorielle que physique de la ville ancienne, une visite anachronique en ce qu’elle prend à la lettre l’expression de ville-musée qu’on peut appliquer à cette vitrine de la culture ancestrale, qui entretient avec le Japon contemporain (en partie il la révère et en partie l’ignore) des rapports complexes.

Il ne sera donc pas question ici de certain papillonnement kitsch qui fait, à travers tout le pays, partie intégrante d’un emballement pour la mode la plus branchée, manifeste dans tout l’archipel depuis Meiji : Japon, terre avide de nouveauté, d’expérience, d’extravagance. C’est la tradition et son extraordinaire spécificité qui passionne l’auteur, un occidental de haute culture et de savante sympathie, qui s’intéresse par conséquent, comme tout intellectuel raffiné, à ce que la japonité peut offrir de plus élitiste : théâtre nô, littérature pour happy few (poésie millénaire, monstres sacrés comme Tanizaki), cérémonie du thé aux contours ésotériques, céramique d’art (celle des « trésors vivants »), gastronomie pour riches amateurs.

Allen S. Weiss, Guide anachronique de Kyoto,
Ryōgen in min © Allen S. Weiss

Les remarquables photographies qui accompagnent le texte et qui sont dues à Allen S. Weiss lui-même, penseur mais aussi artiste éclectique de grand talent, isolent sur la page des objets : plats à déguster où se déploie une stupéfiante maîtrise de la scénographie gastronomique sur fond de fadeur, bols et vases de collection, peintures mais aussi paysages naturels ou jardins d’où émane un sentiment particulier de la beauté encore bien présent dans la perception qu’ont les Japonais de l’étrangeté de leur rapport au monde. Tous ces témoignages visuels, accompagnés d’analyses esthétiques d’une grande acuité, concourent ensemble à l’excellence du livre.

L’auteur, dans les pages de la fin, où il s’abandonne plus librement à une rêverie à demi fantastique sur la contemplation de la lune, ou de tel spectacle naturel, ou d’une page du merveilleux Éloge de l’ombre où Tanizaki s’interroge avec pénétration sur le goût si peu répandu ailleurs – notamment dans l’Occident criard – pour l’à peine sensible, l’indécision des teintes, la pénombre, l’atténuation savante des lumières, des sons, des brutalités, touche vraiment au secret du charme nippon. Je ne connais qu’un seul autre écrivain qui, sur ce plan de la compréhension intime d’une culture aussi étrangère et donc étrange, surpasse Allen S. Weiss : c’est le Hongrois Krasznahorkai dans nombre de textes, dont le plus mémorable est Seiobo est descendue sur terre (Cambourakis, 2018), une évocation géniale de la puissance émotionnelle du nô.

Mon Japon à moi, cependant, qui est, par la force des choses, déjà passé (c’est celui des années 1960/1980 de l’autre siècle), mais à mon avis nullement dépassé, est bien plus modeste. Il coïncide avec celui d’Allen S. Weiss dans certains domaines, la céramique par exemple, que j’ai regardée et admirée jadis avec les yeux de mon ami Maurice Pinguet, auteur d’un livre unique et magistral, La mort volontaire au Japon (Gallimard, 1991). Il ne se veut pas anachronique comme celui de l’auteur du Guide qui, en pèlerin passionné et très averti, semble fréquenter surtout le Kyoto d’une société très privilégiée, qui a ses entrées dans les collections privées, ne consomme que des plats de haute gastronomie, est proche de la famille des grands écrivains disparus. Culture de classe, ce qui n’est pas péjoratif. Simplement, je suppose que, tout comme moi, « les amoureux fervents et les savants austères », passants ordinaires de ce pays à nul autre comparable, ont découvert l’authentique culture nippone ailleurs que dans les temples, les restaurants de luxe, les galeries huppées et les musées.

Allen S. Weiss, Guide anachronique de Kyoto,
Kyoto © Jean Luc Bertini

Le prodige du Japon, c’est aussi – et peut-être plutôt – la façon dont sa culture populaire, ses petits objets en bambou à un sou, sa céramique mingei, la phénoménale diversité des matsuri, fêtes locales du moindre village, la façon dont tout cela a intégré les cultes antiques de la fécondité et l’animisme, seule véritable religion japonaise (et qui mérite seule le titre de religion, en ce qu’elle relie effectivement tous les êtres). Ici, malgré l’abondance des temples, le bouddhisme n’est qu’une pièce rapportée. Le commun des mortels réserve son culte généralement fort sage, sauf durant la guerre, où le zen apporta son soutien massif au militarisme le plus criminel, à des emplois limités, les funérailles au premier chef, le pays dit du Soleil-Levant et d’Amaterasu, première – car c’est une femme – des divinités animistes, ou kami, étant tout sauf mystique au sens occidental du terme.

La plus vieille culture « primitive » a résisté contre vents et marées aux poussées des religions dites du Livre (donc au bouddhisme, bien qu’il ait parsemé Kyoto de temples). Cette originalité, je l’ai découverte en arpentant, grâce à un autre ami, Théo Lésoualc’h, auteur d’une fameuse (pour les affidés) Érotique du Japon (Jean-Jacques Pauvert, 1968), les mille et un lieux de la beauté cachée au revers des collines où le bambou nain rend la marche si malaisée. Elle demeure, y compris à Kyoto, la partie la plus vivante et la moins muséifiée d’une tradition fascinante qui perdure hors les murs de toute institution libellée « culturelle ».