Un clochard céleste sous les Tang

Considéré comme l’un des plus grands poètes chinois de la dynastie des Tang, Li Bai reste assez mal connu en France où, à quelques exceptions près, il ne figure que dans des anthologies. C’est donc une belle opportunité qui nous est offerte de le découvrir plus amplement, avec ce livre qui lui est entièrement consacré.

Li Bai | Florilège. Trad. du chinois, présenté et annoté par Paul Jacob. Gallimard, coll. « Connaissance de l’Orient », 280 p., 11,20 €

S’il est probablement né en Asie centrale au VIIIe siècle de notre ère, c’est en Chine, dès le plus jeune âge, que Li Bai a vécu. Avoir étudié le Dao avec un maître ne l’empêcha nullement de pratiquer assidûment une sorte d’épicurisme où l’ivresse avait largement sa part, et il avait, du moins selon la légende, un tempérament de bretteur redresseur de torts. Comme pour d’autres poètes chinois de son temps, sa vie est une longue suite de pérégrinations. S’il reçut parfois des faveurs impériales, il connut aussi la prison et l’exil.

Portrait de Li Bai pour "Florilège"
Li Bai © CC0/Wikimedia Commons

L’anthologie d’une centaine de poèmes que nous présente Paul Jacob est construite par thèmes, ce qui est dans la logique de la tradition chinoise et permet au lecteur de se faire une idée précise des préoccupations de Li Bai : l’amitié, les femmes, l’ivresse, la solitude, la nostalgie, les monts et les eaux, la vie itinérante… La traduction de poèmes n’est jamais aisée, a fortiori quand il s’agit de la langue chinoise. Il faut en effet traduire le sens tout en exprimant les aspects formels propres à la versification. La méthode de Paul Jacob consiste à adapter la métrique propre au poète et à son temps aux usages poétiques classiques de notre langue, y compris la rime, et ainsi, pour l’essentiel, à traduire « les pentasyllabe et heptasyllabe chinois en décasyllabe et alexandrin respectivement ». Cette méthode n’est pas sans risque. On peut penser, mais ça se discute, que le vers libre – d’autres traducteurs l’ont adopté avant lui – aurait été plus adéquat : l’important, c’est le rythme et non le mètre, comme le montre Octavio Paz dans L’arc et la lyre. Le choix de Paul Jacob n’est cependant pas gratuit, dans la mesure où, dans cette poésie, la rime semble jouer un rôle très important. L’essentiel est qu’il soit parvenu à préserver l’esprit, comme l’atteste la comparaison de tel ou tel poème avec l’Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la direction de Paul Demiéville, l’Anthologie de la poésie chinoise, publiée dans la Pléiade, et même avec l’ancienne anthologie Poésies de l’époque des Thang, du marquis Léon d’Hervey de Saint-Denys.

La présentation et les nombreuses notes très documentées de Paul Jacob constituent un apport précieux pour ceux qui s’intéressent, non seulement à Li Bai, mais à la poésie chinoise ancienne et au contexte social et culturel de l’époque. Ce travail colossal était indispensable pour aider à comprendre certaines expressions. Comment savoir par exemple, à moins d’être un expert en sinologie, que le « bœuf noir » fait référence à Lao-zi, que « poussière et poudre » désigne le monde sensible et que « la chute d’un royaume » évoque une femme fatale ? Ces notes apportent des précisions sur les différentes formes poétiques utilisées par Li Bai et sur les lieux ou personnages qu’il évoque, notables, poètes ou ermites. Sans ces notes, Li Bai serait souvent inaudible.

Il nous reste à nous interroger sur cette poésie du VIIIe siècle, insérée dans un contexte très différent du nôtre : que peut-elle apporter à des lecteurs d’aujourd’hui, en quoi elle nous parle, comme si, malgré les circonstances de lieu et d’époque, elle était marquée du sceau de l’intemporalité. Ce qui frappe d’emblée dans ces poèmes, c’est leur côté impressionniste et spontané. Contrairement à la poésie française où la métaphore joue un rôle important, l’image ne vient pas s’interposer entre l’œil et ce qu’il voit : « De grands bambous coupent le brouillard vert ; / D’un pic d’azur jaillit une fontaine… » C’est une poésie de la présence au monde, sans fard, dans un langage concret qui excelle à exprimer les sentiments du moment, dans le cadre de la nature le plus souvent. Cependant, cette simplicité n’est pas innocence. N’oublions pas que Li Bai, comme tant d’autres poètes de son temps, était un lettré et que cette pureté du regard est le résultat d’un long travail sur soi, dans l’esprit taoïste, ainsi que sur la langue pour la rendre aussi limpide et transparente que l’eau. 

Le moindre événement est propice à la poésie. Il peut s’agir de thèmes traditionnels, les saisons, les cascades, la lune, qui évoquent à leur façon l’éphémère, les sensations fugitives, mais aussi une rencontre avec un ami ou une visite dans la montagne à un ermite qui demeure introuvable. La célébration de la femme – épouse, concubines et courtisanes – est tout en retenue et ne se prête guère à l’érotisme, du moins tel que nous le connaissons. Les plus beaux poèmes sont ceux qui concernent la nostalgie et surtout la solitude, associée, chez ce divin buveur, à la consommation de vin ou d’alcool :

Parmi les fleurs un vase d’eau-de-vie ;

Je me sers, seul, privé de compagnon.

Mon bol levé, la lune je convie ;

Nous sommes trois, mon ombre faisant front.

La lune, hélas ! de l’art de boire ignore ;

L’ombre me suit, ce n’est là que raison.

Soyons amis, lune, ombre ; un temps encore !

Joyeux, prenons du printemps à foison !

La lune quand je chante vague et tremble ;

Mon ombre quand je danse oscille et fond.

Dans notre veille égayons-nous ensemble !

Passe l’ivresse et les adieux se font !

Plaisir sans âme à jamais nous assemble !

Au Fleuve haut du ciel rendez-vous donc !