Un sépulcre pour Sabra et Chatila

Dans son ouvrage magistral, Sandra Barrère explore les représentations littéraires et artistiques du massacre perpétré entre le 16 et le 18 septembre 1982 dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, à Beyrouth. Écrire une histoire tue fait partie d’un vaste projet de réhabilitation de la mémoire de cet événement, un moment dont l’intense violence est renforcée par le silence qui pèse autour, un événement tu. Au-delà de l’entreprise de consignation de la mémoire, l’auteure interroge les « poétiques de Chatila » à partir d’un corpus aussi inédit qu’original constitué de quatorze œuvres issues de la littérature (prose, poésie), des arts visuels (peinture, sculpture, body-art), d’un témoignage, d’un carnet de reportage, d’un roman graphique et d’œuvres cinématographiques (un film documentaire et un film d’animation). L’analyse poétique d’un tel objet politique donne enfin lieu à une profonde réflexion sur les fonctions politiques, ou la politicité du poétique.

Sandra Barrère | Écrire une histoire tue. Le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art. Classiques Garnier, 578 p., 25 €

Écrire une histoire tue. Le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art est issu de la thèse de doctorat soutenue par Sandra Barrère en 2019. Comme rarement, elle donne à lire une recherche courageuse et ambitieuse tant par le sujet auquel elle s’attelle que par l’ampleur du corpus d’étude qui guide sa réflexion et qu’elle examine remarquablement. Ces quatorze productions s’inscrivent dans un corpus plus large constitué d’une cinquantaine d’œuvres traitant du massacre de Sabra et Chatila et identifiées par l’auteure. Cette relative profusion des paroles artistiques autour de l’événement s’oppose au silence historiographique. L’art remplace alors l’histoire.

Tyr, camp de Rachidie. Vue générale et vie quotidienne. Liban
Tyr, camp de Rachidie. Vue générale et vie quotidienne (1983) © CC-BY-SA-4.0/ Jean Mohr/WikiCommons

Écrire une histoire tue s’ouvre sur le constat du vide historiographique « qui persiste sur le peuple palestinien », particulièrement lorsqu’il s’agit du massacre de Sabra et Chatila, pendant une guerre civile du Liban (1975-1990) elle-même dénuée d’une historiographie propre. La brièveté temporelle à l’échelle de l’Histoire et l’exiguïté géographique du territoire sur lequel les évènements se sont déroulés s’opposent à leur densité. En dépit de cela, les quarante-trois heures durant lesquelles probablement 3 500 civils, majoritairement des réfugiés palestiniens, ont été massacrés dans le camp de Chatila et ses alentours, dans la banlieue sud-ouest de Beyrouth, demeurent un tabou que le travail de Sandra Barrère cherche à briser.

Cette recherche se donne pour objectif de combler une triple lacune : d’histoire, de sépulture pour les morts et de justice pour désigner un, des coupables ou pour « réparer » les victimes identifiées. Le bilan historiographique qu’elle dresse dans une première partie intitulée « Dire ou se taire. De l’histoire, de ses limites et de ses faiblesses. Constats préalables à une herméneutique malaisée » constitue la mise au jour la plus actuelle de la chronologie de ces journées et de leur récit historique. L’auteure identifie ensuite « sept oublis » qui obstruent la mémoire du massacre : oubli fabriqué, oubli commandé, oubli vital, oubli palimpseste, oubli mythique, abus d’oubli et oubli genré. Ces catégories lui permettent de dévoiler sa réflexion sur les poétiques de Chatila. Celle-ci se déploie en deux temps, un temps pour offrir une sépulture aux morts qui en ont été privés jusqu’alors (« Enterrer les morts ») et un temps pour réparer les victimes (« Réparer l’Humain dans l’art »), questionnant ainsi la capacité de la littérature et de l’art à réparer des événements tus et cachés ainsi que les éventuels phénomènes de compensation par l’art face aux vides de l’Histoire, comme une autre forme de vérité.

Ces deux parties présentent des analyses précises et captivantes d’œuvres de natures variées et proposent des approches singulières. Par exemple, la question de l’immédiateté dans le processus de création est envisagée comme l’urgence de consigner un événement face au sentiment que l’Histoire ne le fera pas. Sandra Barrère aborde de cette manière les quatre œuvres produites dans l’année qui a suivi le massacre : Sabra and Shatila (1982), une sculpture de l’artiste koweïtien Sami Mohammad ; le récit Quatre heures à Chatila (1983) de Jean Genet ; l’immense œuvre picturale de l’artiste irakien Dia al-Azzawi Sabra and Shatila massacre (1983) ; et The Negotiating Table (1983), une performance de body-art de la plasticienne palestinienne Mona Hatoum. L’auteure met en dialogue ces productions au-delà de leur diversité. Le corps immobile de Mona Hatoum, allongé sur une table et recouvert de viscères, entre en résonance avec celui, en tension et en mouvement, qui est représenté par la sculpture de Sami Mohammad, elle-même inscrite dans une grammaire visuelle que Sandra Barrère place au centre de son analyse de l’œuvre de Dia al-Azzawi. Ces corps sont froidement décrits par Jean Genet dans son texte.

Ecrire une histoire qui tue de Sandra Barrère, Camp de Sabra Liban
Sabra-Shatila (2003) © CC BY 2.0/ IsmailKupeli/Flickr

La matérialité de la littérature et de l’art tient une place centrale dans les analyses que l’auteure rattache à la corporalité de la violence et de la guerre. Cela permet à Sandra Barrère de développer une dimension supplémentaire dans l’analyse, à travers le prisme des études de genre où la guerre est aussi appréhendée comme « une voie d’accès au corps des femmes ». À leur tour, les études de genre sont mises en dialogue par Sandra Barrère, de façon lumineuse, avec les études décoloniales. Du point de vue des études littéraires, elle fait un pas de plus en ne s’intéressant pas uniquement aux liens entre le réel et ses représentations mais en inscrivant les productions dans leur contexte de création, qui se confond avec l’objet de ces productions. Sandra Barrère contribue également aux réflexions sur les liens entre le réel et le poétique, spécifiques au champ de la littérature palestinienne : dans la démesure du réel, quelle place la littérature peut-elle prendre ? Comment saisir la démesure du réel si ce n’est par la poétique ? Le réel est également envisagé à partir de l’examen des enjeux politiques et éthiques liés à la représentation de la violence et de la souffrance dans la littérature et l’art.

L’ouvrage est complété par une série d’annexes, dont une fascinante « cartographie poétique » réalisée dans une volonté de rassembler les œuvres, éparpillées dans le temps et dans l’espace. En reprenant le motif du taṭrīz, la broderie traditionnelle palestinienne, la carte répertorie les lieux où les œuvres évoquant le massacre de Sabra et Chatila ont été identifiées. En plus de cette carte, des entretiens sont présentés en annexe dont celui qui a été mené avec Monika Bergman et Lokman Slim, assassiné au Sud Liban le 3 février 2021. L’entretien constitue une source pour l’histoire culturelle du Liban à la période contemporaine et une archive précieuse pour comprendre le travail de l’institution qu’ils ont cofondée, UMAM Documentation and Research, et plus généralement les processus de consignation de la mémoire de la guerre civile libanaise.

Rédigé dans un style lumineux, Écrire une histoire tue constitue une contribution majeure aux études palestiniennes ; et il ouvre un vaste champ de recherche, notamment celui de l’étude des corpus en arabe auxquels l’auteure n’a pas eu accès.