Petites scènes capitales

Trop de livres, romans et autres, sont confondus avec le thème, souvent tragique, qui est en leur cœur. Qu’il s’agisse de génocide, de maladie, de souffrances diverses ou de fin de vie, on croit que la mort est le sujet. Or, comme le disait Daniel Mendelsohn des Disparus, c’est la vie le sujet, c’est raconter comment des êtres ont vécu, aimé, travaillé. La promesse, récit en 370 fragments écrit par Pascal Caglar, raconte les derniers mois d’une dame de quatre-vingt-dix ans, le choix auquel son fils doit faire face, et qui ne sera pas conforme à la promesse qu’il lui avait faite.


Pascal Caglar, La promesse. Koïnè, 136 p., 12 €


Elle s’appelle Michèle, habite un immeuble de Lyon et son existence quotidienne devient difficile. Elle aimait le cinéma mais elle n’y va plus. Elle aimait lire et la DMLA l’empêche de le faire. Elle aimait se rendre au théâtre, voir des comédies de boulevard, mais elle entend de moins en moins bien. Les échanges téléphoniques avec sa sœur sont des dialogues de sourdes. Elle ne sait plus trop quel jour on est, confond les dates, les heures. Elle ne se rappelle pas avoir emprunté des DVD à la médiathèque et les redemande. Elle ne les regardera pas. Quand elle sort, elle prend des risques. Un sale type récupère son code de carte bancaire devant la machine. Tout cela ressemble à une litanie, ou plus exactement au tableau que bien des enfants connaissent, celui du parent en fin de vie dont on se sent encore plus responsable que d’un jeune enfant.

La promesse, de Pascal Caglar : petites scènes capitales

© Jean-Luc Bertini

Mettons tout de suite les choses au clair. Le récit que brosse Pascal Caglar de cette Michèle est tout en légèreté, en tendresse. « La pudeur, c’est savoir et ne rien dire », écrit-il. Tout est dans le silence. Et chaque fragment paragraphe est une miniature, une de ces petites scènes capitales qu’on a aimées dans un roman de Sylvie Germain. Pascal Caglar, marqué par la lecture de Jules Renard, a l’art du trait, de la pointe, de cette ironie qui manque trop souvent quand un tel « sujet » est mis en relief. Cela tient à presque rien : « Lorsque je viens la voir, elle veut me faire un repas de fête. Je me mets en colère. Je ne comprends pas que c’est pourtant un jour de fête ». D’autres scènes de ce type nous viennent en mémoire, par exemple dans Le livre de ma mère d’Albert Cohen.

Si Michèle entre dans les derniers mois de sa vie, elle tient à ce qu’ils soient dignes. C’est comme aller chez le coiffeur pour faire honneur à son fils. Elle a donc fait le choix d’un voyage en Suisse, où l’on met fin à ses jours dans l’apaisement. Depuis vingt ans, elle l’écrit, elle le répète en signant, sous une formule inchangée. Le fils est prêt à l’accompagner. Les médecins, non. On exige un « certificat médical de discernement ». Mais qui l’attribue, et selon quel critère ? De quel discernement s’agit-il, d’ailleurs ? Impossible de le savoir. Il est en revanche clair qu’aucun médecin, parmi tous ceux qu’elle est amenée à consulter, n’est capable de la comprendre. Le narrateur le traduit en un raccourci : « son ophtalmologue […] voit l’œil mais ne voit pas le visage. En un mot, son ophtalmologue est aveugle ».

Mais revenons à la vie, la petite vie d’une vieille dame qui adore les bonbons et les croque au lieu de les sucer, au risque d’abîmer son appareil dentaire, qui demande des escargots, oubliant qu’elle l’a déjà fait quinze jours plus tôt. Elle a aussi un certain goût pour le malaga, dont elle dit qu’il est doux « comme elle dirait : Il est gentil ». Gentil, on peut aussi le dire de Bassem qui, sur le marché, lui offre des pizzas. On peut le dire de Monsieur Christophe, son voisin, qui donne à tout une seconde vie, y compris à son foie qui sauvera la vie d’un autre, quand lui mourra. Enfin, Jésus, un Brésilien illuminé, joueur, qui lui donne joie de vivre par ses facéties et ses jeux de mots.

La promesse, de Pascal Caglar : petites scènes capitales

© CC2.0/@lainG/Flickr

Michèle apprécie la vie parmi ces êtres simples comme dans son intérieur : « La santé se loge derrière trois portes : la porte de frigo, pleine de produits frais, la porte de placard à pharmacie, plein de médicaments non périmés, la porte de buffet, plein de souvenirs et bibelots d’une vie ». Et puis il y a « le tiroir au sacré » : « Le sacré, ce n’est pas le précieux, c’est l’utile de jadis devenu l’inutile auquel on ne touche pas ». Oui : « Rien n’est adapté mais on ne touche à rien », note, inquiet, le fils. Et pour ne rien arranger, « elle traine son seau et sa serpillère dans les escaliers », pensant que ça jouera dans l’estimation de son bien. Parfois, le narrateur dit son envie qu’elle meure accidentellement, dans son univers familier. Il l’écrit dans un mélange de lucidité et de culpabilité, entre Judas et Jean, « le traitre et le fidèle ». La porte de la Suisse étant fermée, on sait quelle autre porte peut s’ouvrir. La vieille dame, « enlevée » par son fils, entrera dans un EHPAD. « Vous verrez, elle s’adaptera vite », dit le médecin des lieux, confiant ou hypocrite. Une très belle rencontre, avec une couturière algérienne, illumine ces quelques mois, dit la vérité sur ce que nous sommes devenus, en cet Occident si moderne, si avancé, si brillant : « Vous gardez les enfants jusqu’à trente ans, et les plus de quatre-vingts, vous les mettez à l’asile. C’est le monde à l’envers : le fort dorloté, le faible malmené. »

Elle survit au COVID, cet événement tout à fait incompréhensible pour elle, pas à la solitude que représente ne plus être chez soi. C’est toujours la même histoire, celle que l’on trouve déjà dans l’Énéide quand Anchise implore son fils Énée de le laisser mourir dans une ville de Troie devenue ruine. Énée hisse son père sur ses épaules et quitte la ville sans se retourner. Quant au narrateur de La promesse, enlevant donc sa mère de chez elle, il a une autre vision : « Je ne sais pas encore ce que c’est qu’une piéta inversée, le fils soutenant le corps de sa mère ». Nous partageons cette image.

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