Un enfant disparait

Lors de leur exploration du nouveau continent, les Espagnols avaient été surpris par le vaste fleuve qu’ils avaient descendu. L’eau douce s’y mêlait soudain à l’eau salée de l’Atlantique. C’était le Río de la Plata, estuaire plus que fleuve qui baigne l’Uruguay et l’Argentine dans une lumière unique, singulière chamois ou ocre. Laura Alcoba revient par le souvenir dans son pays natal avec Les rives de la mer Douce qui paraît dans la collection « Traits et portraits » où l’on peut également lire Marie Ndiaye et Michaël Ferrier. Les rives, parfois invisibles, sont à prendre comme image.


Laura Alcoba, Les rives de la mer Douce. Mercure de France, coll. « Traits et portraits », 160 p., 17 €


Laura Alcoba est romancière et traductrice. Elle a ainsi donné en français Ce n’est pas un fleuve, magnifique roman de Selva Almada. Il y était question d’une île perdue, d’une partie de pêche brutale et d’une raie immense abattue d’un coup de feu. Des Indiens sont révoltés par ce qui ressemble pour eux à un meurtre. Le fleuve déjà, mais pas le même.

Les rives de la mer Douce, de Laura Alcoba : un enfant disparait

L’entrée de la ria du Port-Rhu, à Douarnenez, vu de Tréboul. Estampe de Jules Chadel (1922) © Gallica/BnF

Dans Les rives de la mer Douce, la romancière part d’un autre fleuve que le Río de la Plata ou plutôt d’une ria, au cœur de l’Aven, dans le Finistère. C’est le lieu qu’elle a élu depuis deux ans : « En Bretagne, l’immensité est du côté de l’océan. Dans la ria, en revanche, la marée, l’eau, les rochers, la lumière sont là, avec une incroyable intensité, mais en un condensé qui se laisse embrasser par le regard, comme dans un jardin japonais ».

C’est au cœur de l’Aven qu’à partir d’un rocher elle voit quelque chose. La forme trouve son reflet dans l’eau montante, et un cœur apparaît. On en voit la photo, prise par la narratrice. Cette partie immergée, c’est l’autre rive, en somme. Il y a toujours une autre rive. Le récit les présente, de ce côté ou de l’autre de l’Atlantique.

Surtout du côté de l’enfance. Qui a lu Manèges sait quelle fut celle de Laura Alcoba. Fille de militant de gauche à l’époque qui précède la dictature de Videla et de ses sbires, elle vit dans la clandestinité. Ses parents sont pourchassés, elle passe de la maison bourgeoise de ses grands-parents paternels, près de la cathédrale de La Plata, à celle des autres grands-parents dans une zone industrielle en périphérie. Ça, c’est quand elle est sur la rive la moins dangereuse. Quand elle retrouve sa mère (le père est en prison), elle habite « la maison aux lapins ». C’est, en espagnol, le titre de Manèges. Derrière les cages dans lesquelles vivent les animaux, on a caché une rotative permettant d’imprimer le journal clandestin. Et pour sortir ce journal de la cachette, l’enfant et les quelques adultes qui l’entourent emballent les exemplaires dans du papier cadeau. La suite ou le reste, on le lira dans le premier roman publié aux éditions Gallimard, même si ce récit la dévoile.

Les rives de la mer Douce, de Laura Alcoba : un enfant disparait

Laura Alcoba (2012) © Jean-Luc Bertini

Laura est de l’autre rive de l’enfance : elle a changé de nom, a de faux papiers d’identité et, surtout, elle ne doit pas parler. Elle a neuf ans à peine et vit dans le secret, parfois dans l’incompréhension, « dans un long tunnel de silence ». Ce qu’elle voit, ce qu’elle apprend, c’est que la violence est partout et que des amis disparaissent. On n’en est pas encore aux corps jetés des avions dans le Río de la Plata, mais déjà la petite fille d’amis est enlevée et, longtemps, nul ne saura ce qu’elle est devenue, sinon qu’elle a survécu.

La mère de Laura est la première à quitter le continent sud-américain, à atteindre l’autre rive de l’Atlantique. La petite fille suit. Pendant des années, le seul lien qu’elle entretiendra avec son père emprisonné sera la correspondance. Mais, là aussi, tout est codé, fait d’ellipses, de silences ou d’images. Comme le personnage principal du Météorologue qui, dans le récit d’Olivier Rolin, traitait de nature et de voyage, le père ne dit rien de sa détention. Il parle « de fleurs, de couleurs, d’abeilles et d’araignées ». Elle le raconte dans Le bleu des abeilles et La danse de l’araignée. Elle a appris à écrire, autrement dit à créer le silence.

Le récit de Laura Alcoba est donc, d’une certaine manière, l’histoire d’une vocation. Il a quelque chose de décousu ou d’aléatoire, passe d’un espace et d’une époque à l’autre, fait surgir des fantômes ou des vivants, rappelle des généalogies, sans que cela gêne la lecture, bien au contraire : cette construction renvoie au fleuve tel que le conçoit Juan-José Saer et dont elle dit avec lui que « comme la mémoire, il se déploie de manière concentrique ».

Les rives de la mer Douce, de Laura Alcoba : un enfant disparait

Une cabane au bord du Río de la Plata © CC2.0/Cornelius Kibelka/Flickr

Mais expliquer la lente gestation de Manèges à l’éditeur qui la reçoit pour confirmer qu’il prend son manuscrit ne va pas de soi. Même si cet éditeur est aussi ouvert et attentif que le fut Roger Grenier. Le bureau voisin est occupé par Hector Bianciotti, qui ne cesse d’écrire, mais quoi, on ne sait. Les mots et phrases que le romancier recopie sans relâche sont ceux qu’il a écrits il y a longtemps. Il ne peut plus créer. Laura Alcoba raconte cette existence diminuée, douloureuse, sans effet ou excès. Elle rappelle la méticulosité de Bianciotti, homme de papier et de stylo plume. Il était attaché à la langue française qu’il avait apprise avec rigueur. Il cherchait le mot précis, souffrait de se tromper et préférait alors se taire pour ne pas éprouver de honte : « J’ai connu le désarroi de nommer en ignorant et d’éprouver la sensation panique d’être, faute de mots, prisonnier en moi-même. » Sa maladie est mortelle.

Comme Laura, mais bien avant, il avait quitté son pays natal, la vaste pampa – « sol étendu dans l’infini » – qu’il raconte dans Le traité des saisons. Il est celui sur qui s’ouvre ce récit, humble hommage à qui n’est plus. On sent la jeune écrivaine à la fois impressionnée et admirative mais surtout proche de ces éditeurs à l’ancienne avec qui l’on parlait et apprenait. Un autre écrivain est là, cité en exergue pour « Le captif », sa nouvelle brève, une sorte de poème en prose, qui dit la coïncidence des deux rives d’une existence : « Je voudrais savoir ce qu’il ressentit à cet instant vertigineux où le passé et le présent se confondirent ». Cela se passe peut-être à Tapalqué, la bourgade dont la famille de la romancière est pour partie issue. Il y est question d’un enfant disparu, que l’on retrouve, des années plus tard, éduqué par des Indiens. Il est question de retours. Au fond, tout ce qui hante les romans de Laura Alcoba.

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