Historienne de l’architecture, Audrey Jeanroy, suit avec une attention méthodique, et un précieux souci de transmission l’ensemble des projets de l’architecte Claude Parent (1923-2016). Les desseins de toute une époque, principalement celle des « trente glorieuses », croisent ainsi ceux d’un créateur tout à fait étonnant qui va faire le choix de s’éloigner de l’orthodoxie verticale/horizontale pour promouvoir « la fonction oblique ». Comme Mme Arpel, dans Mon oncle, de Jacques Tati, fait visiter sa sympathique villa moderne en précisant que « tout communique », on peut, parallèlement, dans l’ouvrage d’Audrey Jeanroy, suivre un grand moment de l’architecture moderne en prenant pour guide un certain sens de la communication.
Audrey Jeanroy, Claude Parent. Les desseins d’un architecte. Parenthèses, 384 p., 38 €
Et d’abord communiquer par le dessin, puisque très vite et très tôt, en marge de ses études, Claude Parent dessine pour la mode, la publicité, allant même jusqu’à créer son agence : Dynamic Publicité. Ce nom sera d’ailleurs déterminant, tant les questions de dynamique vont ensuite structurer la pensée architecturale du dessinateur. On est également saisi quand on découvre, page 17, un curieux petit dessin où ce qu’on suppose être la Sorbonne (le bâtiment n’est pas complètement identifiable), Arc de Triomphe et usine se superposent en plan incliné, coupés à l’oblique, un dessin plein d’humour signé « Claude François »…
Les trois premiers chapitres retracent ainsi le parcours de formation de l’architecte jusqu’à ses premières réalisations, faites principalement en collaboration. De l’école des Beaux-Arts de Toulouse à celle de Paris, on y découvre avant tout « le refus d’un certain académisme » et la manière de devenir architecte en se dispensant de passer son diplôme final. Comment le langage de la presse et le cadrage photographique permettent aussi, à travers le dessin, de se rapprocher de la célèbre revue L’Architecture d’aujourd’hui, comme des magazines d’arts ménagers. Mais surtout comment la collaboration et les échanges d’idées entre architectes et artistes nourrissent les débats sur la forme. Car la sculpture occupe alors une place centrale dans la pensée architecturale, et la question du volume posé dans l’espace détermine le geste architectural. Dans les années 1950, Claude Parent deviendra membre du Groupe Espace, fondé, comme la revue L’Architecture d’aujourd’hui, par André Bloc.
Partir des formes, mettre en évidence les phénomènes de tension, de résistance, c’est ce qu’on va retrouver dans les dessins de Claude Parent ; dans ses dessins spontanés comme dans les dessins plus professionnels des maisons qu’il imagine et met au point avec son ami l’architecte Ionel Schein, avec qui il va initialement fonder son agence. à un moment de l’histoire où la maison individuelle devient un produit demandé, car plus accessible, et où les premiers supermarchés font leur apparition, Claude Parent va participer à plusieurs réalisations et ainsi mettre en avant son engagement dans « l’architecture actuelle ».
En effet, le dessein qui s’impose au jeune architecte de cette époque, c’est, justement, d’accorder une place centrale aux idées nouvelles qu’une jeune génération d’architectes entend faire émerger et reconnaître aux yeux de professionnels d’une génération déjà plus ancienne. À ce sujet, le texte signé Parent et Schein sur ce que doit être l’enseignement de l’architecture est particulièrement éclairant. Précisons qu’en fin de chapitre Audrey Jeanroy nous fait découvrir dans des « addenda » de passionnants documents nous donnant un aperçu des qualités performatives d’orateur et de communicant de l’architecte.
Au centre du livre d’Audrey Jeanroy : les chapitres consacrés à l’étonnante « fonction oblique ». En quelques pages, on passe ainsi de la sculpturale Maison d’Iran de la Cité universitaire de Paris, constituée d’une ossature métallique de trois portiques mais aussi d’un surprenant et très bel escalier extérieur, au non moins sculptural bunker de l’église Sainte-Bernadette du Banlay. C’est qu’en 1963 une rencontre cruciale, et à certains égards radicale, a lieu : celle de l’architecte et du plasticien et maître-verrier Paul Virilio. Ce seront cinq années de collaboration intense, dont on peut très nettement percevoir le caractère ardent dans les documents photographiques choisis par l’autrice, mais aussi la création d’une revue d’avant-garde, Architecture Principe, dans laquelle sera en quelque sorte mise en scène et en voix la théorie de « la fonction oblique ».
Audrey Jeanroy nous avertit : « la fonction oblique est une théorie architecturale qui s’élabore non pas avant mais sur le chantier, celui de l’église Sainte-Bernadette du Banlay » (Nevers). Le concept d’« inclisite » est ainsi exploré et décliné sous des formes variées à travers de surprenants dessins : pulsions humaines (1966), le sol à vivre (1967) ou encore les vagues (1965), mais aussi sur des schémas techniques ou par de superbes maquettes-sculptures. Audrey Jeanroy se révèle être une guide sûre pour nous permette de suivre l’élaboration approfondie de la « fonction oblique » et pour nous faire sentir toutes les questions physiques qui se posent au corps au cours des déplacements dans de tels lieux. La télévision de l’époque s’empare d’ailleurs du sujet et Architecture Principe devient l’objet d’émissions (1966 et 1968).
Après 1970, et la publication du livre de Claude Parent Vivre à l’oblique, le sujet s’expose, lors de la Biennale de Venise, mais aussi dans les hauts lieux d’expositions et de débats parisiens. Puis une véritable « tournée de l’oblique » est organisée en France, avant tout dans les Maisons de la Culture qui jouent alors un rôle de premier plan pour promouvoir les idées innovantes. Claude Parent reste un orateur certes controversé mais toujours convaincant et persuasif. Quelques années plus tôt, lors de son exposé du projet de l’église de Nevers, l’abbé alors présent ne décrira-t-il pas cette présentation comme une « séance d’envoûtement » ?
Des praticables sont donc montés un peu partout et le public peut s’y installer suivant la pente choisie, pour suivre les débats, mais aussi pour expérimenter physiquement un lieu singulier qui transforme non seulement sa vision de l’espace, mais également sa participation dans l’espace.
Et l’aventure ne s’arrête pas là ; bientôt, des espaces publicitaires vont proposer aux passants des dessins de l’architecte, voire des diptyques réunissant dessin et texte théorique. « Un jour nos villes seront ces océans pétrifiés et vous vivrez enfin dans la liberté de l’espace poétique » : slogan qui accompagne la première affiche de Claude Parent. Une fois de plus, des dessins comme La Colline (1971) ou Les Ponts Urbains (1971) font basculer le spectateur dans un univers de science-fiction. Ces productions visuelles s’inscrivent également dans la lignée des œuvres graphiques des grands utopistes français, comme Étienne-Louis Boullée.
À partir de 1975, Claude Parent fonde et dirige le Collège des architectes du nucléaire. L’architecte travaille pour la direction de l’équipement d’EDF et va s’intéresser aux questions esthétiques et paysagères des centrales nucléaires civiles, au sein d’une équipe comprenant, entre autres, les architectes Paul Andreu et Pierre Riboulet. Le choix de faire appel à Claude Parent semble avoir été motivé par son expérience dans le domaine de l’implantation visuelle et technique des supermarchés (précisons que Claude Parent avait réalisé, quelques années auparavant, plusieurs centres commerciaux audacieux), mais également par sa présence toujours très active dans les comités de rédaction de plusieurs revues spécialisées. Enfin, EDF a besoin de communiquer sur le nucléaire en faisant « entendre la voix de l’esthétique ». Ajoutons, comme l’explique très bien Audrey Jeanroy, que les services techniques, « charmés par la qualité de ses dessins », demandent à l’architecte d’approfondir l’idée d’une architecture spécifique aux centrales nucléaires. Effectivement, Les Temples, Les Orgues-Proues, Les Stratifications, Les Amphores ou Les Pattes du Tigre sont des productions graphiques fascinantes. De même le dessin en couleur du plan masse et la maquette d’étude pour le projet d’une centrale de 1350 MW dénommée Les Hottes déploient une indéniable puissance artistique.
C’est également toute la force du travail d’Audrey Jeanroy d’avoir su proposer au grand public un parcours accessible, à la fois précis et nuancé, de l’œuvre de Claude Parent. Chaque chapitre a pour titre une citation de l’architecte, puisée dans son abondante œuvre écrite, annonçant ainsi dès l’ouverture la riposte de l’architecte aux bruits ambiants d’une époque. Pour finir, il est impossible de parcourir sans émotion le catalogue des projets et réalisations qui occupe les cinquante dernières pages du livre, venant juste après un inattendu dessin à l’encre, daté de 2010, intitulé Escalade. Des premiers projets des années 1950 aux derniers travaux approchant les années 2000, on y voit également défiler entre crochets de discrètes mentions : « détruit », « partiellement détruit », « modifié », et surtout « [NR] » : non réalisé. Le livre d’Audrey Jeanroy est donc un ouvrage de fond indispensable pour découvrir, comprendre et transmettre l’œuvre complète de l’architecte.