Entretien avec Lionel Shriver

Lionel Shriver vient de publier son dix-huitième roman, À prendre ou à laisser, l’histoire d’un couple anglais qui, au début de la cinquantaine, conçoit un pacte de suicide pour leurs quatre-vingts ans. Trente ans plus tard, en 2020, on est en plein Brexit. Que feront-ils ? Quitter la vie alors que leur pays quitte l’Union européenne ? Sont-ils des « leavers » ou des « remainers » ? Douze chapitres dans ce roman-puzzle : douze déclinaisons de la mort. La romancière américaine – expatriée de longue date au Royaume-Uni – est venue à Paris, où elle a rencontré EaN. Nous avons discuté de sa fiction ainsi que des partis pris journalistiques d’une cavalière solitaire au sein de son propre camp politique, celui des démocrates.


Lionel Shriver, À prendre ou à laisser. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gibert. Belfond, 288 p., 22 €


À prendre ou à laisser: entretien avec Lionel Shriver

Lionel Shriver (2021) © Jean-Luc Bertini

Ce roman se lit comme un puzzle.

Ce n’est pas la première fois que ma fiction utilise des univers parallèles. Dans La double vie d’Irina, mon huitième roman, il y a deux trames séparées qui ont la même temporalité. Tandis qu’ici la structure est plutôt « arboricole » : tous les chapitres s’appuient sur un tronc commun, puis à un moment donné la narration bifurque, comme la branche d’un arbre. On ne revient pas au point d’origine, mais on prend en compte le développement antérieur de chaque branche. Par exemple, si le couple a perdu tout son argent dans un chapitre, ensuite ils n’auront toujours pas d’argent.

La construction rappelle le film Un jour sans fin (Groundhog Day).

C’est l’un de mes films préférés, c’est l’exemple suprême d’un univers parallèle, où chaque fois on retourne au début, mais il ne s’agit pas d’une structure arboricole. Il ressemble à mon roman dans la mesure où les expériences du héros ont un arc émotionnel, elles ne sont pas arbitraires mais cumulatives. Peu à peu, il (Bill Murray) apprend à sortir du labyrinthe. Ce qui est intéressant, c’est que, contrairement au héros, les personnages secondaires continuent à revenir au point de départ. Or, il a quant à lui a gardé la mémoire de la sonnerie de réveil, donc lui seul aperçoit la répétitivité, il constitue un univers parallèle à lui tout seul du fait de sa conscience cumulative. Il représente ainsi la figure du spectateur.

Comme le lecteur de votre roman.

Un jour sans fin accumule des incidents de plus en plus rocambolesques, tout comme mon roman, donc, oui, le lecteur perçoit l’effet cumulatif de ces incidents.

Ce livre se compose principalement de dialogues, comme votre roman précédent, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes.

Dans mes lectures, j’aime les dialogues dramatiques à condition qu’ils ne soient pas lourds : ils ont l’avantage de montrer plutôt que de dire, ils permettent aux scènes de se dérouler instant par instant, on peut tisser une relation naturelle avec le lecteur, il y a une immédiateté, comme si on était au théâtre. On arrive à retirer ce qu’il y a de mieux au théâtre, sans le jeu excessif et fatigant. Donc, oui, j’aime cette vivacité, le fait qu’on peut ainsi représenter plusieurs points de vue, parfois exprimés de manière passionnée, conférant au propos une profondeur. Lors des désaccords, des voix discordantes s’expriment, ce qui est utile pour l’écrivain parce que cela reproduit les contradictions et les problèmes tels qu’ils se présentent dans la vraie vie.

À prendre ou à laisser: entretien avec Lionel Shriver

Avez-vous songé à écrire pour le théâtre ?

Quand j’étais jeune, j’ai eu une expérience traumatisante en essayant de monter une pièce avec des collaborateurs peu talentueux, et cela m’a rebutée. Aujourd’hui, ce qui me décourage, c’est que je ne crois pas à la pratique d’une forme d’expression artistique si on n’est pas soi-même « consommateur ». Or, je ne vais pas souvent au théâtre. De même, les gens qui ne sont pas lecteurs ne devraient pas écrire des romans. Si on ne prend pas de plaisir à assister à la représentation d’une pièce, pourquoi essayer d’en fourguer une aux autres ?

De nombreux écrivains contemporains lisent peu.

C’est parce que la lecture est une activité menacée. Aujourd’hui, si je lis autant qu’avant, c’est plutôt de la non-fiction, je suis rattrapée par une quantité de sujets d’actualité dont je n’arrive pas à me désintéresser. Les questions et les problèmes s’accumulent, j’essaie de conserver la maîtrise, je ne les laisse pas tomber, tout cela devient assez chronophage. On vit une époque bizarre, les derniers dix ou douze ans m’ont beaucoup perturbée du point de vue politique.

Quels sont les enjeux politiques qui vous préoccupent ?

La rage en faveur du transgenre, une mode subitement émergée de l’ombre. L’idée même qu’on soit né dans le mauvais corps est absurde, c’est le signe d’une dégénération culturelle, notamment aux États-Unis, où cela explose. Il y a eu beaucoup de dégâts, les jeunes sont desservis par une proposition se présentant comme la solution à leurs problèmes, expliquant pourquoi ils sont malheureux, leur offrant une transformation censée les emmener au jardin d’Éden. C’est tellement erroné, et c’est en grande partie irréversible. Et cela continue à s’aggraver. Sinon, bien évidemment, je suis le mouvement #MeToo, au début je le trouvais positif, puis ils sont très rapidement devenus fous et ont blessé certaines personnes qui ne le méritaient pas. Je ne suis pas convaincue que tout cela ait amélioré le traitement des femmes au travail. Ensuite, la COVID m’a pris un temps considérable. Dès le début je pensais que le confinement était une erreur. Maintenant, on est passé à autre chose, et on n’a pas le droit de se prononcer contre les vaccins, sinon on vous prend pour un fou d’extrême droite. Enfin, le mouvement Black Lives Matter : ai-je été contente du meurtre de George Floyd ? Bien évidemment que non, j’ai été aussi horrifiée que n’importe quelle autre personne qui aurait regardé la vidéo. Mais cela n’a pas pris longtemps pour que tout le monde devienne, là encore, fou. Après tout, il s’agissait d’un seul incident, je ne comprenais pas pourquoi il prenait une dimension internationale, pourquoi les Britanniques se manifestaient, les mains levées, en disant « ne tirez pas », alors que la police britannique n’est même pas armée. D’où le titre provisoire de mon prochain livre : Mania. Tous les deux ou trois ans, il y a une nouvelle manie, nous avons une mentalité de troupeau, à laquelle je m’oppose. C’est mon tempérament, c’est indépendant du contenu : aujourd’hui, les gens se mettent d’accord pour penser la même chose sans réfléchir, il y a une réaction automatique pour adopter des croyances qu’on n’avait pas la veille. Pour avoir vécu le confinement au Royaume-Uni, je suis convaincue que les nazis prendraient le pouvoir en trois semaines : c’est la population la plus conciliante sur terre, les gens feront tout ce qu’on leur demandera, ils adorent les règles, ils ont un respect colossal pour l’autorité, personne ne pense par soi-même.

À prendre ou à laisser: entretien avec Lionel Shriver

© Jean-Luc Bertini

Pour revenir au roman, le titre anglais (Should We Stay or Should We Go) vient d’une chanson rock écrite par des insoumis, The Clash : Should I Stay or Should I Go.

J’adore sa tonalité dure et percutante, la manière dont ils l’interprétaient en scène relevait presque de l’anti-entertainment, c’était comme un refus de vraiment chanter, donc elle est agressive et le message est cru. C’est du genre « arrête de déconner et dis simplement si je dois rester ou si je dois partir ». Elle convient parfaitement au livre, au sujet.

Vous faites référence au Brexit ?

Le Brexit était dans l’actualité lors de la rédaction du livre, on n’était pas encore partis, ça faisait trois ans que le pays vivait sur une lame de rasoir, l’issue était encore floue. Donc ce titre servait à résumer la question. D’ailleurs, le Brexit faisait partie des débats politiques que je suivais de près, j’en avais une drôle de vision antinomique : d’un côté, je le soutenais ; de l’autre, je ne croyais pas qu’il eût beaucoup d’importance, alors que je participais à cette énorme agitation nationale. Mon meilleur article là-dessus a paru dans Harper’s Magazine, je l’ai écrit en 2019, j’essayais de prendre du recul, en avançant l’argument que, quelle que soit la résolution finale, ça ne changerait pas grand-chose : si les remainers gagnaient et que l’on restât dans l’UE, cela les exposerait à des inconvénients, par exemple une nouvelle crise migratoire, ou la faillite de l’Italie, celle-ci entraînant un renflouement sur une échelle massive où la Grande Bretagne aurait assumé une créance importante. Tandis que, si les pro-Brexit l’emportaient, en quoi cela aurait-il modifié leur vie ? Il y aurait toujours le climat merdique, les disputes conjugales et l’autorité oppressive émanant de Westminster, la même que celle venant de l’UE.

Pourquoi étiez-vous favorable au Brexit ?

Par principe : je n’aime pas les puissantes organisations supranationales. L’ONU est relativement anodine car elle n’a pas de pouvoir. Je n’apprécie pas la nature anti-démocratique de l’UE, qui procède de sa conception. Je me méfie aussi des États-nations, mais j’ai plus confiance en eux que dans une gigantesque organisation supranationale dirigée par des trous du cul snob et qui n’a pas de comptes à rendre. J’ai suffisamment vécu en Grande-Bretagne sous l’UE pour avoir vu de nombreux décrets capricieux venant d’en haut, émanant de personnes ayant besoin de justifier leur sinécure. En plus, la Grande-Bretagne, contrairement à beaucoup d’autres pays, les a toujours pris au sérieux, en les appliquant soigneusement, à la différence de l’Italie, qui les ignorait complètement.

À prendre ou à laisser: entretien avec Lionel Shriver

Theresa May au Parlement européen, le 9 février 2019 © CC-BY-4.0/European Union 2019. Source: EP

À prendre ou à laisser illustre ce conflit à travers l’histoire d’un mariage : Kay, ancienne infirmière devenue décoratrice d’intérieur, vote en faveur du Leave, alors que son mari, Cyril, médecin travaillant pour le National Health Service (NHS), veut rester dans l’UE. Leur désaccord est-il lié à une différence socio-économique ?

Kay est probablement issue de la classe moyenne, je n’ai pas beaucoup exploré son enfance. Il est clair que Cyril vient de la classe ouvrière, il s’est élevé à la force du poignet pour intégrer la haute classe moyenne. Généraliste avec le National Health Service (NHS), il a vu sa paye augmenter petit à petit. Au début, il gagnait peu, mais à la fin il est aisé – sans être riche. Ils ont acheté une maison dans un quartier mal famé (sur la rive sud de Londres) qui entre-temps s’était embourgeoisé, ce qui fait qu’ils ont l’air plus riches qu’ils ne le sont. Cyril est socialiste, passionné par le NHS, son projet de suicide est en partie un geste en faveur du collectivisme, il veut épargner à son NHS bien-aimé les coûts associés à sa vieillesse. En tant qu’idéologue, il est idéaliste – les deux vont ensemble –, donc il a beaucoup d’affection pour ce grand projet européen, comme la plupart des libéraux américains. Kay, en revanche, est plus émotive. Elle ne révèle pas à son mari qu’elle a voté pour le Brexit par pure perversité, parce qu’elle n’aime pas qu’on lui dise ce qu’il faut faire, geste qui relève moins d’une prise de position politique que d’une émotion, genre « je sais que ce n’est pas ce que je suis censée faire, mais vous ne pouvez pas m’en empêcher ». C’est en quelque sorte un acte dirigé contre son mari qui a été assez dominant pendant leur vie conjugale : ils sont de la génération qui me précède, donc il me paraissait probable qu’ils aient un mariage traditionnel. En même temps, elle aurait traversé l’époque de la libération des femmes ; les épouses qui se comportaient encore de manière conciliante ont été agacées. Son mari attend d’elle qu’elle vote comme lui, qu’elle partage son avis. Donc elle fait un geste d’indépendance personnelle, comportement qui explique pour beaucoup le résultat du référendum.

Côté politique, Cyril vote pour le « Remain » ; côté biologique, il vote contre. Là encore, les époux communiquent peu, en attendant le jour J.

C’est le seul moment où ils en parlent, lorsque enfin ils y sont obligés. Dans la période précédant le soi-disant jour J, on est beaucoup dans la tête de Kay, elle a de multiples soucis mais il ne semble pas qu’elle les partage avec son mari, c’est intériorisé, à part d’occasionnelles explosions de colère, comme lorsque Cyril s’énerve du fait qu’elle passe du temps à planifier leurs obsèques, alors que lui ne s’intéresse qu’au mouvement anti-Brexit, à sa participation aux manifestations. Donc on ressent parfois une certaine friction, mais c’est rare.

Cette réserve est-elle liée au fait que le couple est anglais ?

Le drame aurait été plus expansif dans un mariage américain, moins réprimé. La discussion autour du pacte est plutôt muette, la génération me précédant aurait été traditionnellement discrète, chez les Britanniques en particulier. Même une affaire de vie et de mort est réprimée, les conflits ne remontent que rarement à la surface.

Pourquoi avoir situé ce roman au Royaume-Uni ?

Il fallait que mes personnages travaillent dans la profession médicale, de ce fait les questions soulevées par le livre seraient plus pertinentes. En Grande-Bretagne, la santé de la population est un enjeu social et économique plus important, la santé ne concerne pas uniquement l’individuel, on a une conscience intime des problèmes parce qu’on a un système national, on paie des impôts très élevés pour le soutenir, donc il est tout sauf abstrait. En plus, il y a une population âgée qui vit de plus en plus longtemps, affligée par de multiples pathologies, et qui coûte très cher. C’était intéressant de faire en sorte que Cyril travaille pour le NHS presque depuis sa création, qu’il soit un vrai croyant – comme le sont beaucoup de gens qui travaillent au NHS –, et qu’il n’ait pas envie d’être un fardeau pour ce système à cause d’une longue détérioration.

À prendre ou à laisser: entretien avec Lionel Shriver

© CC2.0/Ungry Young Man/Flickr

Était-ce difficile d’écrire sur des Anglais ?

C’est mon seul livre situé entièrement en Grande-Bretagne avec des personnages 100 % britanniques. Enfin, j’avais le sentiment que j’en étais capable, ce fut un défi personnel, au final c’était surprenant de constater combien ce fut aisé. Il m’est devenu difficile de situer des intrigues aux États-Unis, surtout si j’ai envie de me servir de notre époque, bien que je continue à y retourner chaque été. Ça continue de changer, et puis, New York n’est pas partout. Rien que sur le plan linguistique, je ne me ferais pas complètement confiance, alors que je côtoie l’argot britannique toute la journée. J’ai fait une seule faute, qu’on m’a signalée après : je crois que c’est Kay qui emploie le mot « passed » (abréviation de « passed away ») pour dire « died ». Aux États-Unis, c’est la classe moyenne qui emploie cet euphémisme, considéré comme plus poli et sophistiqué. Tandis qu’en Grande-Bretagne, ça fait classe ouvrière.

À part le chapitre préliminaire, situé en 1991, ce roman sur un couple sacrificiel se répartit en douze chapitres, dont « La Première Cène » et « La Cène ». Cette symbolique vient-elle de votre éducation de fille de pasteur ?

Je ne m’excuse pas de mon éducation de tradition chrétienne, cette imagerie et ce langage se sont imprimés dans ma tête. Je pense que c’est avantageux, même si je ne suis pas chrétienne pratiquante et que, d’une certaine manière, j’ai cessé de l’être depuis l’âge de huit ans. Si enfant tu es obligé d’aller à l’église et à l’école du dimanche, tu connais ces histoires, tu as une familiarité avec elles, aujourd’hui de plus en plus ignorées par les gens, depuis qu’on est devenus laïcs. Je crois qu’il s’agit d’une perte, particulièrement pour moi en tant que romancière. Par exemple, j’ai été choquée quand, en montrant mon roman précédent à mon éditrice new-yorkaise – elle est un peu plus âgée que moi –, elle a remarqué un passage où je fais dire à l’héroïne ou au mari de celle-ci : « Bref, ce n’est pas comme si c’était Gethsémani, n’est-ce pas ? », et l’éditrice ignorait la référence. Cela veut-il dire que je ne peux plus me référer au jardin de Gethsémani pour évoquer un moment dans la vie où on est confronté à un choix terrible ? Dans ce roman, il y a une référence à l’incrédulité de l’apôtre Thomas, mais je me demande qui la comprendra. Tout cela disparaît ; si l’on connaît encore la Cène, c’est à cause de la peinture !

Cette tradition enrichit-elle le roman ?

D’abord, c’est la tradition dans laquelle mes personnages ont évolué. Ces traditions ont une valeur dans la mesure où elles nous fournissent un vocabulaire et un ensemble de significations communs, une imagerie, un raccourci utile. Si on se réfère à l’apôtre Thomas, c’est une façon d’évoquer quelqu’un qui nie ses croyances les plus profondes, de parler de l’hypocricie extrême, de la trahison de soi-même. C’est difficile de mettre tout cela dans une seule expression. J’ai le sentiment qu’on y a substitué des émissions de télévision : on a tous vu Les Soprano, ce personnage qui incarne certaines contradictions qu’on pourrait éventuellement transférer à d’autres situations. De même, on a tous vu Breaking Bad : c’est l’histoire d’un homme qui est bien au début – enfin presque – pour devenir un monstre, tout en conservant notre sympathie. C’est mieux que rien, mais je ne suis pas sûre que Breaking Bad traversera les générations pour aider à la construction d’un vocabulaire culturel commun et durable.

Propos recueillis par Steven Sampson

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