Au Royaume (dés-)Uni

Deux livres de deux acteurs politiques français racontent le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne : dans Goodbye Britannia, sept ans de réflexion font tirer à l’ambassadrice Sylvie Bermann, en poste de 2014 à 2017, un constat sévère, tandis que le négociateur européen Michel Barnier raconte sa « grande illusion » en livrant des pages de son Journal secret du Brexit.


Sylvie Bermann, Goodbye Britannia. Le Royaume-Uni au défi du Brexit. Stock, 260 p., 19,50 €

Michel Barnier, La grande illusion. Journal secret du Brexit (2016-2020). Gallimard, 544 p., 23 €


Deux ans après les jeux Olympiques, qui avaient rivé tous les yeux sur Londres, Sylvie Bermann arrive, à l’été 2014, en tant que nouvelle ambassadrice de France, dans une ville trépidante dont elle met le vitalisme et le dynamisme en parallèle avec ceux de Shanghai : le Royaume-Uni était le champion de la mondialisation heureuse, un pays à l’économie dynamique, un épicentre des arts, de la culture et des sports.

De sa position privilégiée d’observatrice, la diplomate a relevé la polarisation de toutes les conversations dès les premiers mois de son séjour. Elle ne l’indique pas expressément, mais le référendum de juin 2016 sur le Royaume-Uni et l’Europe, qui agitait si fort les esprits, était en passe de devenir, dans les commentaires des journalistes et les conversations de tout le monde, le vote « sur le Brexit ». Il y avait déjà là un indice clair du fait que, sournoisement, les partisans du retrait de l’Union – en réalité une minorité aux interventions stridentes, souvent discutables – prenaient le pas sur les autres.

Au Royaume (dés-)Uni : le Brexit selon Sylvie Bermann et Michel Barnier

Pancartes anti-Brexit près du Mémorial pour les grévistes de la faim à Silverbridge (Irlande) © CC/Eric Jones

Le terme de Brexit (que d’aucuns ont tenté de décliner, par exemple avec des références à un possible « Frexit » défendu par la droite dure en France) avait fait mouche et remplacé tout débat sérieux autour des différents enjeux. C’est un rappel salutaire de l’importance des étiquettes en politique. On ajoutera qu’appeler le Premier ministre actuel, qui menait à l’époque la campagne du « non » à l’Europe, par son prénom usuel est encore un élément de langage susceptible d’influencer les débats politiques : ce « Boris », qu’on imagine bien lever sa chope de bière au pub, paraît plus proche de l’Anglais moyen que les chefs des autres partis, tous désignés par leur patronyme ou tout au moins par la conjonction d’un prénom et d’un nom (voire, dans le cas de Theresa May, très souvent par un « Mrs » qui suggérait une distance analogue à celle qui existe entre l’élève et son professeur). On ne parle pas de manière systématique d’« Angela », de « Joe » ou d’« Emmanuel ». On pardonne plus facilement ses écarts à un proche – fût-il un simple simili-proche que l’on sait un peu grande gueule – qu’à une personnalité plus lointaine. « Boris » a réussi à projeter l’image du cancre bouffon qui ne fait pas peur. Plus il se tient mal et moins on est surpris.

L’un des fils rouges de Goodbye Britannia est la question du mensonge. L’auteure part d’une référence littéraire : les six choses impossibles auxquelles la Reine Blanche d’Alice au pays des merveilles dit être parfois parvenue à croire avant le petit-déjeuner. Bermann passe aux mensonges de campagne dans la préparation du référendum du 23 juin 2016, puis à ceux de l’actuel gouvernement – et il faut savoir que les pires accusations de trafics d’influence n’avaient pas encore émergé au moment où le livre a été achevé. Dettes impayées, tentatives de détournement de fonds, adultères en série… selon certains commentateurs, dont Sylvie Bermann elle-même, les promesses non tenues semblent être la marque de fabrique du Premier ministre, face au pays comme dans sa vie privée. Reste à relever que dire aux gens ce qu’ils veulent entendre a réussi à l’homme politique, comme à d’autres dirigeants.

Sylvie Bermann a raison de mettre en évidence des mythes fédérateurs rappelés à outrance par certains au cours de la campagne et depuis lors. Johnson se rêve en Churchill. Les Britanniques – et les Anglais surtout – pensent avoir, à eux seuls, « gagné » la Deuxième Guerre mondiale, comme s’ils avaient été les stratèges et généraux d’une armée admirable dont les alliés auraient été de simples sous-officiers ou fantassins. Elle a en revanche une analyse par trop présidentielle des élections britanniques, où l’on ne vote pas pour un chef d’État, mais pour un député représentant une circonscription. Le plus souvent, on n’élit pas en premier lieu son « MP » (pour Member of Parliament) en songeant à qui deviendra Premier ministre – d’autant que le parti est capable de faire émerger un candidat inattendu à tout moment – mais en tenant compte de ses capacités à gérer des questions locales d’abord : agrandissements d’hôpitaux ou de lycées, préservation des espaces verts, réductions de vitesse de circulation, aménagement de gares, etc.

Ailleurs dans l’ouvrage, la mise en parallèle des modèles de part et d’autre de la Manche est riche d’enseignements. Les différences de culture qui font que les Britanniques gardent des statistiques sur tout ce qu’ils appellent des « caractéristiques protégées » contre lesquelles il est interdit de discriminer (âge, sexe, race, sexualité, religion, etc.) et un certain modèle d’intégration conduisent à des réactions différentes face aux nouvelles des deux côtés de la Manche. Sylvie Bermann note que l’élection d’un musulman, le charismatique Sadiq Khan, comme maire de Londres en 2016 a fait couler plus d’encre en France qu’en Angleterre. Et si un discours anti-immigration a été l’une des clefs de voûte de la campagne des partisans du Brexit, l’une des étoiles montantes du parti conservateur, Rishi Sunak, le chancelier de l’Échiquier, dont on souffle qu’il pourrait un jour devenir Premier ministre, a des parents d’origine indienne, passés par l’Afrique de l’est, tout comme la ministre de l’Intérieur, Priti Patel ; le nouveau ministre de la Santé, Sajid Javid, quant à lui, est le fils d’immigrés pakistanais. Malgré cela, le gouvernement actuel réduit ses dépenses en faveur des pays à économie faible et l’on entend surgir des discours xénophobes. Bermann observe une série de paradoxes et ne manque pas de regretter ce qu’elle voit comme le sabordage d’une nation entière.

Le Journal secret du Brexit de Michel Barnier se compose d’une série d’entrées datées, mais pourvues de titres sans doute ajoutés a posteriori. Il s’agit d’un document travaillé, de toute évidence, à partir de notes et de documents, plutôt que d’un texte livré à l’état brut. L’ancien ministre français et commissaire européen commence au lendemain du vote historique, le vendredi 24 juin 2016. Il place les quelques lignes consacrées à la journée sous l’intitulé « Réveil brutal » et ouvre par ces lignes : « Pour tous les Européens, le réveil est brutal en ce matin de début d’été. »

Tous, selon Barnier, s’étaient endormis avec la « certitude » que les Britanniques avaient voté pour rester dans l’Union européenne. Sylvie Bermann partageait cette confiance. Le 22 juin, l’ambassadrice, tout sourire, était à Oxford pour la célébration des doctorats honoraires de l’année. Elle disait alors être sûre que le référendum allait aboutir au maintien en Europe du Royaume-Uni. Dans son livre, elle se montre plus prudente, comme elle dit l’avoir été à l’écrit dans son télégramme diplomatique, assurant qu’elle aurait conclu sur le « Fingers crossed » (« on croise les doigts ») des Remainers.

Au Royaume (dés-)Uni : le Brexit selon Sylvie Bermann et Michel Barnier

Slogan anti-Brexit sur l’immeuble Arlington House, à Margate (Kent), au moment des débats parlementaires (2018) © CC/Christopher Hilton

Cet excès de confiance témoigne du retard des membres d’une certaine élite qui refusait de voir le référendum comme présentant un risque. En cela, ils étaient sur la même ligne que David Cameron lui-même, « eyes wide shut » : les yeux même pas à moitié ouverts pour contempler une possibilité dont ils ne voulaient pas, mais bien « grands fermés »… En soi, la montée des populismes qui a conduit à un certain nombre de résultats électoraux déplorables dans des démocraties occidentales est une démonstration d’un échec des élites à transmettre plus largement l’importance de valeurs fondamentales. C’est aussi le reflet d’un excès d’autosatisfaction : il nous faut envisager qu’il faut parfois lutter pour les sauvegarder, même dans les démocraties occidentales.

Dans ses entrées de journal, Barnier témoigne au quotidien de son incompréhension devant des choix qui ne sont pas les siens, mais aussi d’un certain pragmatisme : il faut avancer. Or il est difficile d’avancer sur des sables mouvants. Face aux improvisations, dérobades et mensonges d’un pitre, Barnier donne l’impression d’être un technocrate, quelqu’un qui connaît ses dossiers. Il n’y a pas d’effets de manche ou de brio. Barnier n’est pas Saint-Simon, mais son texte le montre soucieux de citer les noms de ses collaborateurs et contacts, et pas simplement la ribambelle de chefs d’État avec lesquels il se retrouve. Par endroits, l’homme privé perce sous le grand serviteur, par exemple lorsqu’il s’agit de célébrer l’annonce des fiançailles de sa fille ou les naissances de ses petits-enfants et de dire le plaisir de ses séjours en province. L’enchaînement des entrées offre, en creux, une condamnation de l’attitude des Britanniques mais aussi une certitude, jamais démentie, de l’importance de la coopération internationale. Barnier est européen par conviction et par pragmatisme, par idéal et par engagement.

Sylvie Bermann a en commun avec le négociateur en chef des 27 d’avoir du mal à comprendre comment on en est arrivé là. Certaines causes sont immédiatement repérables, comme l’hubris de David Cameron qui a organisé le référendum sans réfléchir à son fonctionnement ou à ses conséquences, avec une vision purement politicienne et en espérant en tirer un bénéfice immédiat. Il rêvait d’une image de lui renforcée, comme d’un homme qui, à l’instar de Margaret Thatcher, aurait tenu tête à l’Europe et obtenu ce qu’il voulait. Cela dit, comme le souligne Bermann, il s’est tiré une balle dans le pied. Ajoutons que l’engagement comme porte-parole du « non » d’un membre de son propre parti, Johnson, mettait les partis traditionnels dans des rôles à contre-emploi.

En effet, le Royaume-Uni a rejoint l’Union européenne (alors le Marché commun) sous un gouvernement tory. Les travaillistes ont toujours été réticents à l’endroit de ce qu’ils voyaient comme une sorte de cartel politico-économique. La présence à la tête du Labour de Jeremy Corbyn, un vieux de la vieille, qui renvoyait à une image bien antérieure aux plus récents succès électoraux de son parti (sous Tony Blair), qui plus est entaché d’associations avec un courant antisémite, a conduit à l’absence d’opposition véritable. Cette absence d’opposition a perduré dans les mois qui ont suivi le référendum. Voilà qui explique que des conservateurs modérés comme Dominic Grieve ou Anna Soubry dans les Communes, ou encore Chris Patten à la Chambre des Lords, ont assumé le rôle de critiques, scrutant les propositions du fragile gouvernement de Theresa May.

Les deux documents de Barnier et de Bermann intéresseront sans doute les historiens et politologues. On ajoutera un regret de taille à propos de Goodbye Britannia : l’essai est constellé de coquilles et d’erreurs notamment dans l’orthographe des noms propres. Relecteur n’est pas un métier impossible à pratiquer pendant une pandémie ; et il faut croire que les éditions Stock ont voulu faire des économies de bouts de chandelle en ne confiant pas le travail à un professionnel. C’est désolant, auteur et lecteurs méritaient mieux. Si le Journal propose essentiellement un témoignage au quotidien mais désormais tourné vers l’arrière avec tout de même l’espérance, formulée dans la postface, intitulée « Une résolution », de considérer encore la fraternité européenne comme une idée neuve et digne d’être soutenue, l’essai ouvre sur un horizon plus large et des analyses fines. Les pages les plus éclairantes de l’ouvrage sont celles dans lesquelles Sylvie Bermann, remarquable connaisseuse aussi bien de la Chine que de la Russie – elle a représenté la France dans ces deux pays au cours de sa carrière –, analyse certains enjeux futurs au-delà de la question du Brexit. Espérons que les politiques d’aujourd’hui auront à cœur de réfléchir sur les pages consacrées par l’ancienne ambassadrice à Pékin et à Moscou. L’avenir de l’Europe dépend au moins autant de cela que du résultat d’un référendum dont un nombre croissant de Britanniques, s’il faut en croire les sondages les plus récents, regrettent l’issue.

Cinq ans après le vote, au-delà des jérémiades des naïfs qui se rendent compte qu’ils n’auront pas le beurre et l’argent du beurre, des réveils tardifs de partisans du « non » qui en découvrent certaines conséquences comme la fin d’Erasmus ou les difficultés croissantes des exportateurs, il reste encore tant de choses à résoudre, à commencer par la question de la frontière irlandaise. Noyée dans les suites de la catastrophe du COVID, la facture réelle du retrait britannique de l’Europe ne sera sans doute jamais connue. Quoi qu’on en dise, le Brexit a sans aucun doute fragilisé l’Union européenne – mais peut-être moins qu’on ne le craignait, ce dont il faut se féliciter. Il a surtout – même certains des souverainistes les plus ardents semblent désormais prêts à le concéder – fragilisé le Royaume-Uni.

Tous les articles du n° 132 d’En attendant Nadeau